dimanche 30 décembre 2012

Ecrire sa vie

- Deuteronome 8, 1 à 5 -

Ecrire son autobiographie n'est pas l'apanage des mourants. Au contraire, pour entrer dans notre vie, nous devrions tous écrire notre autobiographie, au fur et à mesure de la vie. Écrire son autobiographie est le meilleur moyen - et beaucoup moins cher que des séances de psy ! - de se saisir de sa vie par le souvenir. Car seulement si nous apprenons à nous souvenir, nous pouvons vivre en conscience, comprendre qui nous sommes au présent.

Les sages et les psychologues - pour une fois qu'ils tombent d'accord ! - le disent bien : pour vivre heureux, il ne faut pas se comparer avec les autres, mais avec la personnes que l'on a été - en se saisissant de son évolution personnelle, on devient à la fois humble et clairvoyant.

C'est donc une fausse idée que de croire que l'on écrit son autobiographie pour les autres, par envie de laisser une trace écrite de son passage, pour témoigner, sauvegarder une mémoire, ou par peur de la mort. On doit écrire son autobiographie pour mieux vivre les journées et les années qui nous seront encore données ! Peu importe alors la forme ou la qualité du récit, qui ne se doit même pas d’être cohérent, compréhensible, lisible ou le plus complet possible.

Se souvenir de son histoire pour se saisir de son avenir, ce n’est pas vouloir raconter toutes ses histoires. Certes, nous en avons tous plusieurs, qui s’entrecroisent, se mêlent, se superposent, se soutiennent, etc. Une histoire professionnelle, une histoire amoureuse et conjugale, une histoire familiale, une histoire personnelle, une histoire intellectuelle, une histoire spirituelle, etc.
Mais il suffit déjà largement de commencer par identifier des étapes qui ont marquées des tournants, par le souvenir de figures qui ont stimulé nos quêtes de vie - des personnes, des modèles, des rêves, des cauchemars.
Si vous dites maintenant que cela vous parait bien dépasser vos capacités littéraires ou votre emploi du temps, je peux vous proposer un coach personnel - tout à fait gratuit en plus !

Car vous avez raison : aucun roman n'aurait jamais existé sans ce que l'on appelle aujourd'hui un coach d'écriture, autrefois une muse, une égérie. Mais l'inspiratrice ou l'inspirateur que je vous propose ne relève en rien d'un aguichage - ce coach personnel, c'est votre Bible, en partant du texte que nous avons lu ce matin.
Nous savons pourtant bien que la Bible est une espèce de biographie - certains disent, la biographie d'un peuple, d'autres, la biographie de Dieu lui-même. Je propose d'être plus modeste et d'approcher la Bible précisement comme une école d'autobiographie. La Bible nous apprend, par les récits qui sont faits de mémoire, à nous souvenir de notre vie, en particulier de ce qui fait sens et de ce qui fait scandale.

L'exemple originel du fonctionnement de cette "école d'autobiographie" est l'histoire des premiers humains : Pour comprendre d'une façon juste les récits d'Adam et d'Eve dans le livre de la Genèse, il faut renoncer à vouloir les situer dans les filiations empiriques et biologiques. Les deux figures théologiques que sont Adam, le "Terrien", et Havva, "la Vivante", sont destinés à nous faire comprendre le sens de notre vie, non pas la couronne de notre arbre généalogique.

Ainsi, les figures des récits de la Bible veulent nous apprendre davantage sur nous-mêmes, sur notre présent vécu comme présence d'un Autre, que sur le passé de quelques nomades des temps reculés. C'est en prenant la Bible pour notre coach personnel du "faire-mémoire" et de l'autobiographie, qu'elle déploie son vrai potentiel spirituel, sa force d'instruction et d'encouragement.

Notre lecture est parfaitement claire sur le sens de cette démarche : Tu te souviendras de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t'a fait parcourir depuis quarante ans dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté ; ainsi il t'éprouvait pour connaître ce qu'il y avait dans ton cœur et savoir si tu allais, oui ou non, observer ses commandements… tu reconnais, à la réflexion, que le SEIGNEUR ton Dieu faisait ton éducation comme un homme fait celle de son fils.

Le souvenir d'Israël est d'abord souvenir d'une pauvreté, d'une affliction, d'une épreuve, que le livre du Deutéronome comprend comme une éducation de la part de Dieu. L'autobiographie d'Israël que constitue la Torah, le souvenir de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t'a fait parcourir, non seulement ne fait pas abstraction des passages à vide, des temps de souffrances et de doutes, mais elle les privilégie dans la mémoire !

Israël, pour se connaître, se souvient avant tout de ses épreuves et ainsi de la délivrance reçu comme un cadeau de vie, délivrance qui devient alors toujours à nouveau le coeur de l'identité du peuple de Dieu. Cela est contenu dans ce beau verset qui résume l'expérience de foi d'Israël : "L'homme ne vit - et survit - pas de pain seulement, mais de tout ce qui sort de la bouche du SEIGNEUR."

Or, si nous prenons ce texte pour une première leçon de notre école d'autobiographie, il pose aussi un problème important. Certes, le souvenir de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t'a fait parcourir ne saurait pas non plus, dans mon cas, faire abstraction des passages à vide, des temps de souffrances et des temps de doute - mais est-ce que je dois les privilégier dans ma mémoire ? Pour me connaître, dois-je me souvenir avant tout des épreuves, pour reconnaître la délivrance reçu comme un cadeau de vie ? C'est une tendance bien connue dans les récit de vie chrétienne : le mal devient nécessaire pour mettre en valeur les bienfaits, voire les conversions. Le mal, vu dans le rétroviseur, est le matériau qui fait de ma vie un drame digne d'être raconté.

Certes, il n'est pas sain d'escamoter, dans notre souvenir, les temps de désert et de souffrance. Nous savons par la psychanalyse les déséquilibres et les dévastations psychiques que le déni d'une blessure peut causer. Ecrire sa vie, c'est aussi oser dire le mal, oser nommer sa souffrance.


Pourtant, nous ne devrions pas en faire un mal "nécessaire" et un matériau dramatique : aucune présentation de devrait enlever à la souffrance le caractère de non-sens, le côté indicible et incompréhensible. La souffrance reste absurde, même vue dans le rétroviseur.

Notre lecture biblique a été parfois utilisé pour justifier la souffrance d'Israël, et donc la souffrance humaine, comme un élément nécessaire d'éducation et de maturation. N'est-il pas dit que le SEIGNEUR t'a fait parcourir (la route) dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté ; ainsi il t'éprouvait pour connaître ce qu'il y avait dans ton cœur… il t'a mis dans la pauvreté, il t'a fait avoir faim" ? Le mal viendrait donc de Dieu, et serait donc un mal nécessaire pour se connaître ?

Là, il faut faire attention dans notre interprétation : Il serait, pour nous, parfaitement absurde de dire "Des souffrances, il en fallait bien pour mon éducation et ma maturation", car qu'est-ce que j'en sais ? Dois-je vraiment affirmer que la souffrance avait un sens pour pouvoir la nommer ?
Ne puis-je pas simpement reconnaitre qu'elles étaient bien réelles, ces souffrances ; qu'il n'est pas seulement une illusion, ce mal ? Dire simplement "Des souffrances, il y en avait, il y en a, il y en aura dans ma vie, et c'est parce que j'accepte de m'en souvenir qu'elles sont devenues un élément de mon éducation et de ma maturation".
En aucun cas, le texte nous pousse à justifier le mal comme une volonté divine. La Bible nous encourage au contraire à partager le cri de tout être humain face au scandale de la souffrance.

Contrairement au peuple dans notre lecture, nous ne sommes pas encore arrivés au bord de la terre promise. Nous devons nous tenir, pour le temps qui nous sera encore donné, au bord de nos misères comme de nos bonheurs. La Bible nous apprend et nous encourage à nous souvenir de notre vie, de tout ce qui fait sens et de tout ce qui fait scandale, et de vivre ainsi notre présent comme présence inspiratrice d'un Autre. AMEN.

mardi 25 décembre 2012

Noël, le "second life" de Dieu

- Esaïe, chap. 45, vv 5 à 13 -

J'aimerais commercer par vos raconter une anti-histoire de Noël. C’est l’histoire de David et Amy, deux Anglais qui cherchaient… une nouvelle vie peut-être ? Dans leur recherche tout à fait réelle, ils se sont rencontrés virtuellement, sur Internet, dans un “chatroom” - un site où l’on échange des messages sans se voir et sans savoir qui est l’autre réellement. Or, David et Amy ont eu “le déclic” - et ils ont voulu se rencontrer dans la réalité. Dans la réalité, ils sont même allés jusqu’à se marier ; mais leur recherche d’une autre vie n’était pas pour autant terminée, recherche que chacun poursuivait toujours seul devant son ordinateur, comme c’est le cas aujourd’hui dans beaucoup des familles.

Et c’est là que l’histoire de David et Amy devient un peu rocambolesque. Car nos deux amis avaient découvert un jeu sur Internet qui est devenu, depuis 2003, un des lieux les plus populaires du monde virtuel avec 24 millions d’abonnés. Ce jeu s’appelle SECOND LIFE - ce qui dit tout de l’intérêt que les joueurs y trouvent : une seconde vie, virtuelle, une nouvelle vie sans les limites du monde matériel. Dans SECOND LIFE, chaque joueur crée son personnage virtuel que l’on appelle un “avatar”. C’est à travers cet avatar qu’il vit dans le monde virtuel, et qu’il peut visiter des villes virtuelles, construire sa maison de rêve, rencontrer d’autres avatars, discuter avec eux, prendre des cours de langue, etc - vous imaginez qu’il y a là des possibilités qu’on n’imagine même pas.

David et Amy, qui étaient toujours mariés réellement -et qui vivaient donc dans un même appartement, chacun devant son ordinateur- se construisaient une vie virtuelle dans SECOND LIFE, et s’y fréquentaient. Cela nous en dit aussi long sur leur vie réelle… Dans SECOND LIFE, l’avatar de David était propriétaire d'un club de nuit, qui se déplaçait dans un hélicoptère lourdement armé ; Amy était animatrice de boite de nuit. (Le journal qui a raconté leur histoire réelle précisait -un peu méchamment- qu’en réalité, les deux étaient au chômage).

Toujours est-il que le vrai David et la vraie Amy commençaient à avoir de vrais problèmes quand l’avatar de David prenait l’habitude de sortir virtuellement avec d’autres personnages virtuels - ce qui veut dire qu’il y passait réellement ses journées et ses soirées, devant l’ordinateur. Finalement, l’avatar de David s’est fiancé virtuellement avec un joli avatar féminin sur SECOND LIFE - et il a divorcé de la vraie Amy. David prétendait alors être fiancé avec la vraie personne derrière le joli avatar qu’il fréquentait, une femme qu’il n’a jamais rencontré réellement puisqu’elle vit à quelques milliers de vrais kilomètres, à l’autre bout du monde.

Quel rapport cette histoire réelle -mais bien virtuelle- peut-elle avoir avec un Dieu qui vient au monde ? Qui nous invite non pas à fuir dans un monde virtuel, mais à revenir constamment sur terre, selon le livre du prophète Esaïe?

Eh bien, Quand j’ai lu ce texte, j’ai cru y trouver, dans un premier temps, le récit d’un Dieu semble vouloir commander un avatar, son représentant dans un monde qu’il regarde d’en haut :

Je façonne la lumière et je crée les ténèbres, je fais la paix et je crée le malheur ; c'est moi, le SEIGNEUR, qui fais tout cela. (…)
C'est moi qui ai fait la terre et qui sur elle ai créé l'homme ; ce sont mes propres mains qui ont déployé le ciel, et c'est moi qui commande toute son armée.

Dans les récits de la naissance de Jésus, cette idée d’un Dieu qui commande une espèce d’avatar semble être incontournable : C’est lui qui crée de toutes pièces l’humain Jésus, c’est lui qui commande à Marie, c’est lui qui explique à Joseph comment s’y prendre, c’est lui qui dirige les étoiles et les sages de l’Orient etc.

Si c’est cela le projet de Dieu, l’histoire de Noël ne semble que prolonger et déployer l’idée d’un Dieu inaltérable, immuable, inusable, que la philosophie appela le ‘premier moteur immobile’, ou ‘cause première’, ou ‘l'absolu’. C’est ce que l’humanité, aussi à travers la spiritualité hébraïque, a lentement sécrétée, distillée et élaborée : Je suis le SEIGNEUR, et il n'y en a pas d'autre, à part moi il n'y a pas de Dieu ; (…) en dehors de moi il n'y a que néant : je suis le SEIGNEUR, et il n'y en a pas d'autre.

Tout cela est une magnifique confession de foi - aussi longtemps que Jésus n’est qu’un avatar. Si Jésus n’était qu’un personnage “télécommandé” dans un jeu divin que Dieu s’est crée, 2000 ans avant l’invention de SECOND LIFE, nous pourrions rester avec notre Dieu ou Anti-Dieu immobile, continuer à le craindre un peu de temps en temps, et l’aimer un peu de temps en temps, et l’ignorer la plupart du temps.

Or ce que nous savons par la suite de l’histoire de Jésus, c’est qu’il n’était pas un avatar.

Les Evangiles nous racontent l’histoire d’un homme qui a été tout autre chose qu’un jeu virtuel. Le Nouveau Testament, malgré son profond enracinement dans la spiritualité hébraïque, témoigne au-delà des histoires de Noël d’une nouvelle vie de Dieu qui vient au monde - non pas comme par un avatar télécommandé et quasi-virtuel. Un Dieu qui vient réellement au monde. Un Dieu qui vit lui-même une conversion.

En Jésus et dans l’Eglise, Dieu a réellement commencé une seconde vie, une vie où les vieilles paroles comme “Je suis le SEIGNEUR, et il n'y en a pas d'autre” etc ne changent pas grand chose à la réalité. Ce monde où Jésus a vécu, le monde où nous sommes ses disciples, ce n’est pas un monde à la SECOND LIFE, où la divine gravité reste inaltéré : c’est un monde où l’on souffre, où l’on pleure, où l’on meurt. La seconde vie de Dieu est donc une vie où Dieu souffre, où il pleure, où il meurt lui-même.

Noël comme une histoire réelle a donc un effet radical sur notre image de Dieu : Il est toujours le SEIGNEUR, mais il y en a bien un autre maintenant : Nous connaissons Jésus, l’autre de Dieu.

A travers l’histoire de Jésus, nous réalisons que Dieu a adopté une “deuxième vie” avec les hommes : il ne nous est plus salutaire de l’approcher à priori comme “maître du jeu”, le “grand joueur” qui affirme : Je façonne la lumière et je crée les ténèbres, je fais la paix et je crée le malheur ...

Dieu a réellement commencé une seconde vie à travers Jésus. Dans cette seconde vie, il a changé radicalement de perspective : il regarde le monde et ses enfants non plus d’en haut, comme un joueur de SECOND LIFE qui manipule son avatar.

Dans cette seconde vie, Dieu regarde le monde et ses enfants dans la perspective qui est la nôtre : enfermé, engagé dans une réalité où l’on doit accepter que les corps vieillissent, accepter que les relations humaines ne sont pas réductibles à quelques sms ou quelques bonheurs futiles, un monde où il faut assumer la personne que l’on est pour exister, où l’on ne peut pas garder son identité secrète et intacte quand on va à la rencontre d’autrui.

Dieu fait désormais partie de ce monde qui l’atteint, qui ne le laisse pas inchangé.

Frères et soeurs, en Jésus, et à travers l’histoire humaine de ceux qui le suivent, Dieu change. Son identité n’est plus comparable à celle d’un roi des destins, un ‘premier moteur immobile’, inaltérable, immuable, inusable ; il se connaît, il se fait connaître désormais tel qu’un enfant de ce monde, fragile et plein de questions.

Et en ce jour de Noël, nous pouvons justement nous interroger, en compagnie de ses amis et de ses détracteurs : Quel est l’avenir de ce Dieu qui se fait connaître par le plus fragile d’entre nous ?
Nous savons désormais qu’il ne saurait se téléguider sur son ordinateur au ciel. L’avenir de Dieu est entre nos mains et dans nos bouches, l’avenir de Dieu se joue, sans jeu de mots, dans notre réalité vraie ; non pas dans un SECOND LIFE spirituel et religieux, mais dans cette première et dernière vie qui nous est donnée. L’avenir de Dieu dépend maintenant de notre générosité, de notre créativité, de nos paroles d’amitié et d’intelligence.
Oui, Dieu vient au monde, là où nous méditons sa conversion à travers nos actes. Voici Noël, Amen.

dimanche 9 décembre 2012

Joseph, mari d'une femme élue

- Matthieu 1, 15-16.18-25 -

Soyons francs, chers amis : on a tous rêvé - ou on rêve toujours - de vivre dans un couple parfait. Un couple harmonieux, inséparable, uni, fidèle, passionnant, tendre, durable, admiré... Et puis voilà, on constate que les relations amoureuses ne sont pas constamment un chemin bordé de roses. Certains disent du coup que la vie en couple, ce ne sont que des crises et des résolutions de crise. En effet, nous ne saurons oublier que nous ne sommes jamais au même diapason que notre partenaire. Alors, il doit bien y avoir une recette magique pour que ça tienne ! Mais quand nous nous retrouvons avec ces couples au long cours qui se tiennent encore la main après une vie entière passée côte à côte, devant nos interrogations – « Comment faites-vous ? » –, eux nous répondent avec un soupir :
« Comme on peut »...

Nous cherchons quand même un mode d’emploi ? Les psys, notamment, nous l’ont fourni. Un couple qui dure, nous ont-ils expliqué, passe par quatre étapes : la fusion, la différenciation, l’exploration, l’association. Et entre chaque «…ion », le spectre de la séparation. De ces concepts, nous avons fait des normes. Comme dans les jeux vidéo, un moment d’inattention et, hop ! nous sommes morts. Ensuite, libre à nous d’essayer encore avec un nouveau partenaire. D’ailleurs, ça tombe bien, le monde entier ne cesse de nous pousser au zapping. « Inutile de tenir au premier venu si le deuxième est fait pour vous », assure ainsi la publicité d’un site de rencontres. De cet amalgame entre concepts psy mal compris – mais soigneusement entretenus – et idéal du « nous » qui confond couple et jouissance permanente, des idées reçues ont formé un semblant de savoir-vivre en couple, plus nocif qu’il n’y semble.

La lecture biblique de ce matin nous propose de jeter un regard par le trou de la serrure chez M. et Mme Joseph de Nazareth. Or, pour un couple modèle, voici que des crises ! Ca commence déjà très mal : à peine fiancés, la séparation est déjà dans les tuyaux. Il paraît que Joseph ait du mal à se souvenir de l'intensité de leur première rencontre : Marie se trouve en tous cas enceinte avant les festivités officielles. Il fut un temps où ça, il fallait à tout prix éviter ! Joseph se résout donc à une solution dont on ne comprend pas très bien le bon sens : au lieu de dénoncer Marie publiquement, il lui propose de la répudier en secret. Ca, c'est bien une façon masculine de réfléchir ! Joseph tente de sauver non pas son couple, ni l'enfant, mais son image publique, sa réputation. Le fait que Marie, exclue de la société, allait ainsi se retrouver seule avec l'enfant, n'est pas un critère essentiel dans son calcul.

C'est donc l'enfant qui sépare le couple. Tiens, ça sonne pas si étrange à nos oreilles non plus. A notre époque, ça s'appelle un "baby clash". Ce n'est donc pas si nouveau...
Chez M. et Mme Joseph aussi, l’arrivée d’un enfant provoque une crise au sein de la relation du couple.

Mais avant de revenir à la figure, d'emblée pas très sympathique, de Joseph, je ne veux pas tourner autour du pot : A la fameuse question de la "conception virginale" de Marie, je n'ai pas de réponse particulièrement astucieuse à vous proposer. Je constate d'abord que le récit de Matthieu présente bien Joseph comme le père de l'enfant, dans la généalogie qui ouvre son livre, même si c'est dit dans une formule un peu alambiquée : "Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus". Mais dans une généalogie biblique, on indique bien le père, le grand-père, l'arrière-grand, etc., c'est ainsi que ça fonctionne. Nous comprenons donc : Joseph est bien le père de Jésus.

C'est ensuite que les choses se compliquent. Nous entrons dans un récit qui ne s'intéresse guère à la relation conjugale de Joseph et de Marie, mais à la relation du lecteur biblique à la figure de Jésus-Christ. La visée de Matthieu est de communiquer à ses lecteurs, par référence à la Bible hébraïque, que l'enfant dont il est question, est le sauveur évoqué dans les livres des prophètes, "celui qu'on appelle le Christ".

Matthieu va donc tirer tous les registres de la lecture créative des prophètes : coup par coup, les annonces prophétiques s'accomplissent, et créent ainsi la figure littéraire, biblique, théologique, du Sauveur. Dans ce schéma, il fallait bien que Joseph et Marie fassent plus tard un tour par l'Egypte, parce que le prophète Osée avait transmis ce rêve de Dieu : "D’Egypte j’ai appelé mon fils." Auparavant, il fallait bien que les trois mages de l'Orient soient guidé par l'étoile brillante, puisque le livre des Nombres avait annoncé : "Un astre sort de Jacob, un sceptre s’élève d’Israël." Il fallait bien que tout cela se passe dans le petit bled de Bethléem, parce que le prophète Michée avait annoncé : "Et toi, Bethléem, terre de Juda, de toi sortira un dirigeant qui fera paître Israël, mon peuple."

Et, finalement, ou premièrement, il fallait bien que cet enfant naisse d'une vierge, car, dans la traduction greque du livre du prophète Esaïe, il est dit : "Le Seigneur lui-même vous donnera un signe : la jeune fille vierge est enceinte, elle mettra au monde un fils et l’appellera du nom d’Immanou-El («Dieu est avec nous»).

Nous sommes donc dans un récit qui répond à une histoire de prophéties, d’espérance d’un avenir avec Dieu. Matthieu nous dit : C’est bien avec cet enfant que votre avenir avec Dieu a recommencé - conformément aux prophètes, il est né d’une vierge à Bethléem, surplombé d’une étoile, fuyant à et revenant finalement d’Egypte.

On ne peut donc pas dire que tous ces récits sont simplement inventés. Ils sont écrits dans une logique autre que celle de la biologie ; ils racontent une théologie. Dans cette théologie de Matthieu, Jésus est le fils de Dieu, né de la vierge Marie. En même temps, dans une perspective plus matérielle, il est bien le fils de Joseph.

Justement, revenons à peu à celui-là, avec sa fiancée Marie. La crise de leur couple semble donc assumée, c’est fini. C’est alors qu’une «solution» apparaît qui, encore, montre que l’amour de Dieu est plus grand que le malheur des hommes.
Comme Joseph se résout à se séparer de Marie, «l’ange du Seigneur lui apparut en rêve» et lui annonce cet l’enfant particulier qui s’appelle «Dieu avec nous». «A son réveil, Joseph fit ce que l’ange du Seigneur lui avait ordonné, et il prit sa femme chez lui. Mais il n’eut pas de relations avec elle jusqu’à ce qu’elle eût mis au monde un fils, qu’il appela du nom de Jésus.» La sensibilité de Joseph, sa disponibilité pour cette voix venant d’ailleurs, et qui est plus forte que sa voix intérieure, a sauvé le couple.

Avec Joseph, nous apprenons ainsi qu’il faut comprendre une « crise » dans un couple (ou ailleurs) non seulement comme ce qui définit la période qui sépare deux périodes d’équilibre, mais comme l’occasion de trouver un nouveau sens à l’avenir commun. Dans un couple, il faut accepter qu’avec un enfant, la relation ne sera plus la même. La mère développe cette connaissance de son enfant au point de comprendre ses besoins alors qu’il a peu de moyens de les exprimer. Le père, petit à petit, prendra conscience que la naissance est un des rares événements vraiment irréversibles dans son existence.

Il est bon de se souvenir pendant le temps de l’Avent que ce n’est pas nous qui faisons notre avenir, ainsi que nous ne « faisons » pas les enfants, comme on dit si légèrement. Avec Joseph, nous comprenons au contraire qu’à l’instar de l’enfant qui peut construire le couple, l’enfant Jésus et son histoire prophétique construit pour nous un avenir qui nous rappelle une fois pour toutes que l’amour de Dieu sera, quoi qu’il arrive, plus grand que le malheur des hommes. Amen. 

dimanche 2 décembre 2012

Léa, une femme seconde

- Genèse, chap. 29, 16 à 35 ; chap. 30, 17 à 21 -

Seigneur, donne-moi le courage
de changer ce qui peut l’être,
la grâce d’accepter avec sérénité
ce qui ne le peut pas,
et accorde-moi le discernement nécessaire pour faire la différence
entre les deux.


Cette « prière de la sérénité » est devenu un classique de la spiritualité humaine.
Malgré des années de travail par des chercheurs sérieux, et beaucoup d’hypothèses par des chercheurs amateurs, l’origine exacte de la « prière de la sérénité » demeure un mystère.

Toutefois, une chose semble incontestée : c’est la revendication de paternité du théologien américain Reinhold Niebuhr, qui affirmait qu’il l’avait écrite, à la fin des années 30, comme conclusion à une prédication. Il admet pourtant que la phrase était connue par l’empéreur et philosophe stoïcien Marc Aurèle qui la formulait ainsi : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé ; et le courage de changer ce qui peut l’être ; mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. »

Ce qui est sûr, c’est que cette prière a fait son chemin à travers les temps, qu’elle a inspiré des hommes et des femmes de tous horizons, au point qu’elle est aussi devenue la prière, voire la devise, des Alcooliques anonymes.

En lisant l’histoire - pour le moins - rocambolesque et saugrenue de Léa, la femme seconde du patriarche Jacob, je me dis que la prière de sérénité pourrait bien remonter jusqu’à elle. Car cette Léa devait bien être une spécialiste choses qu’on ne peut pas changer dans la vie, que l’on subit, avec lesquelles il faut apprendre à vivre sans les avoir choisi.

Léa a dû affronter au moins deux réalités dans sa vie qu’elle n’avait certainement pas choisi : le mariage imposé et imprévu avec Jacob et le manque d’amour vis-à-vis d’elle de la part de son mari.

Ces réalités - l’imprévu, le manque d’amour (ou la déloyauté) - sont bien présentes dans notre vie, et avec quelques autres - la souffrance, l’injustice, l’impermanence (ou la finitude) - elles font partie de ce que nous devons apprendre à accepter pour pouvoir traverser ces épreuves, simplement pour survivre.

D’abord : Qui est cette Léa pour qu’elle devienne une mère de sérénité pour nous ? A priori, rien ne la destinait à devenir une des matriarches d’Israël, avec sa soeur Rachel, l’aimée de Jacob. Le narrateur présente Léa en disant simplement qu’à la différence de Rachel qui était d’une très grande beauté, Léa avait des yeux « doux ».

L’adjectif hébreu que l’on traduit ailleurs par tendre ou par délicat, peut être compris comme un signe de beauté ; mais il est vrai que l’on a aussi compris, par opposition à la beauté de Rachel, que Léa avait un regard terne, « des yeux délicats », ou même, comme traduisait Luther dans toute sa brutalité, « ein blödes Gesicht » (un visage bête).

Cette brutalité est réelle dans la vie de Léa. Quand elle doit affronter un imprévu qui nous parait aujourd’hui monstrueux pour elle, le mariage forcé avec Jacob, elle subit seulement les moeurs et une organisation sociale qui prévalait pendant des milliers d’années : la mariage est un contrat conclu entre hommes, entre le père et le mari. Le scandale que le récit met en avant n’est pas l’imprévu pour Léa, mais pour Jacob qui s’est fait avoir, on dirait, dans cette affaire qui ressemble à un vaudeville.

C’est presque étonnant que le texte, qui n’est pas tendre avec les femmes, nous rende attentif au fait que Léa souffrait du manque d’amour de son mari, puisque ce critère était tout à fait secondaire dans un mariage de l’époque.

C’est peut-être à cause de cette dimension de sympathie que nous partageons la douleur de Léa. Car au-delà le fait que les choses ne se déroulent pas toujours selon nos plans non plus, nous pouvons ici avoir la sensation
de ne pas maîtriser notre vie. C’est cela qui nous fait peur. Au désarroi qui nous envahit quand nos plans sont contrariés s’ajoute le sentiment d’être fondamentalement seul dans notre histoire. Plus le sentiment d’avoir été peu soutenu, mal accompagné dans l’enfance est grand, plus les « non » de la vie sont difficiles à accepter.

En revanche, si l’on accepte, comme Léa semble le faire, cette idée que l’existence elle-même est soumise aux lois de l’univers, notre désir si humain de toute-puissance s’en trouve un tout petit peu relativisé. Nous pouvons ensuite nous demander de quel manque nous souffrons en fait : Quelle satisfaction attendions-nous exactement ? C’est en identifiant notre attente déçue que nous pouvons réfléchir à d’autres moyens de les satisfaire. Cet examen de nos actes, des événements de notre vie peut nous ouvrir à une dimension plus sensible et plus intuitive de l’existence.

La deuxième réalité que nous affrontons à travers l’histoire de Léa est celle du manque d'amour. Être aimé et se sentir aimé signifient se sentir reconnu, validé dans son existence. Il est aujourd’hui établi à quel point ce manque de reconnaissance provoque un état d’inquiétude permanente. Même si l’histoire de Léa se termine finalement bien, puisqu’elle reçoit la reconnaissance  par la naissance de ses enfants, nous comprenons pour notre vie que sans le regard aimant des autres – amis, conjoint, famille, collègues –, nous ne nous sentons plus exister, notre identité personnelle se trouble.

Il est vrai que souvent, la demande d’amour est aujourd’hui une demande de reconnaissance identitaire. Si elle reste sans réponse, c’est le sens même de notre vie qui nous échappe.
La déloyauté renvoie à la même  négation de soi : être trahi, cela signifie voir sa confiance, ses droits et ses besoins ignorés, bafoués. La trahison brise le contrat tacite qui prévaut dans tout échange humain équilibré : je donne et je reçois à hauteur de mon don.

Lorsqu’il y a rupture violente du contrat, c’est non seulement notre confiance en l’autre qui est abîmée, mais aussi notre confiance en nous-même (« Qu’est-ce que je vaux pour être traité avec si peu d’égards ? »).

Avec Léa, nous apprenons qu’une relation est toujours une co-création. Dans toute relation, il est important de comprendre ce qui est de notre fait, et non de notre faute, comme disait Françoise Dolto. Qu’ai-je donné et comment ? Qu’ai-je attendu de l’autre ? Ai-je été capable de satisfaire moi-même mes besoins essentiels ?

En priant, avec Léa, pour le courage de changer ce qui peut l’être,
pour la grâce d’accepter avec sérénité ce qui ne le peut pas,
et pour le discernement nécessaire pour faire la différence entre les deux,
nous pouvons assumer le chantier que représente notre vie, malgré nos effort de la canaliser et de lui enlever tout risque. Cette sérénité est toujours une nouvelle façon d’expérimenter que l’amour de Dieu est plus grand que le malheur des hommes. Amen.

dimanche 18 novembre 2012

Elie, la galette et la galère

- 1 Rois 19, 1 à 8 -

J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour vous.
Laquelle voulez-vous entendre en premier ? …
On croit toujours qu'en commençant par la mauvaise nouvelle, on terminera au moins par une bonne...

La mauvaise nouvelle, c'est que vous allez être déçus si vous êtes venus ici avec l'attente que Dieu ou la religion vous apporteront bonheur et prospérité ; vous allez être déçus si vous pensiez dénicher un bon paquet d'énergie supplémentaire pour prendre l'envol.

Il est vrai que nous attendons habituellement que Dieu et la religion nous aident à mener une vie réussie, à construire une réussite personnelle et spirituelle, à nous procurer un destin favorable ou heureux : on vient au temple, justement, pour entendre une bonne nouvelle.

Nous attendons que Dieu et la religion nous donnent ce petit "plus" qu'on ne trouve ni chez le psy, ni en faisant ses courses, qu'on trouve nulle part ailleurs dans notre société de "services à la personne".

L'Eglise, pensent certains, c'est en effet un truc pour les "cas" où ni le psy, ni le foot ont pu aider. L'Eglise, pensons-nous, c'est au moins un endroit où l'on se remonte un peu le moral.
Eh bien, la mauvaise nouvelle, c'est qu'il n'en est rien, ou bien que ça ne se passera pas forcément de la manière attendue.
Car l'histoire d'Elie que nous méditons ce matin est une histoire d'un échec personnel et spirituel, un échec cuisant.

L'histoire qui nous est raconté dans les chapitres 17 à 19 du 1er livre des Rois est un véritable film, magnifiquement écrit d'ailleurs. C'est le récit d'une ascension étincelante qui se solde par une défaite pénible.

Au départ, Elie est le méga-puissant opposant du super-puissant roi Akab, en décrétant :

« Par le SEIGNEUR vivant, par le Dieu d'Israël que je sers, je l'affirme : pendant plusieurs années, il n'y aura pas de rosée et pas de pluie, sauf si je le commande. » Même pour un prophète, ça, il faut quand même le faire ! Du coup, Elie doit se cacher devant la colère du roi ainsi privé de ses ressources.

Elie se fait confortablement nourrir par l'intermédiaire de Dieu et de la veuve de Sarepta (pain et viande matin et soir, la farine ne manque pas, l'huile ne diminue pas…). Et en passant, il ressuscite le fils de la veuve. Puis il convoque d'une autorité infaillible -en conjurant le risque de l'affrontement- Akab le roi en rage, le traitant comme un petit voyou, lui enjoignant : "Fais rassembler tout le peuple d'Israël autour de moi... Que les Israélites viennent avec les 450 prophètes du dieu Baal ! Qu'ils viennent avec les 400 prophètes de la déesse Achéra que la reine Jézabel protège !" PAF !

C'est un véritable showdown, une confrontation comme dans les western : Elie seul (au nom de Dieu) contre tous.
Elie commence par engueuler véritablement le peuple d'Israel : "Jusqu'à quand sauterez-vous d'un pied sur l'autre ? Si c'est le SEIGNEUR qui est Dieu, suivez-le ! Si c'est le Baal, suivez-le !"PAF ! Dans la suite, Elie organise une espèce de concours d'activité religieuse pour montrer qui est le vrai Dieu : le SEIGNEUR ou Baal. C'est un festin énorme, où le sang des taureaux et des faux prophètes coule à volonté.

Elie est le grand maître de cérémonie, qui remporte évidemment la victoire puisque c'est le SEIGNEUR qui fait descendre du feu qui brûle le sacrifice et tout le reste, en convertissant le peuple. Elie finit même le sale boulot en massacrant personnellement chacun des faux prophètes. Quand ensuite la pluie revient, on se croit littéralement à la fin du film ; la scène semble parfaite, Elie est le boss : Le SEIGNEUR remplit Élie de force...

Mais il n'en est rien.

Car au lieu de triompher, Elie prend la fuite devant une femme. La reine Jézabel lui transmet une menace plutôt jolie du genre : Tu vas voir ! Mais Elie, le méga-prophète, le vainqueur du roi super-puissant, le boss spirituel d'Israël, "voyant cela, s'en alla pour sauver sa vie."

Quelle chute, chers amis ! L'histoire d'Elie le méga-prophète se termine avec ce tableau d'un échec, d'une véritable galère : dans le désert, il s'assit sous un arbre et demanda la mort en disant : "Cela suffit ! Maintenant, SEIGNEUR, prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères".

Et seulement l'intervention très douce et secrète d'un "messager" (le texte ne précise pas d'où il sort, celui là !) qui le toucha et lui dit : "Lève-toi, mange !" sauve Elie. En mangeant deux fois une galette cuite sur des pierres chaudes et en buvant une cruche d'eau, il trouve juste la force de se lever ; "avec la force que lui donna cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu'à la montagne de Dieu, l'Horeb."

Elie peut nous paraître comme un homme battu, un loser. Du grand maître qui commandait dans les plus hautes sphères de l'Etat, il est tombé bas, il doit même transférer son pouvoir prophétique à Elisée. On dirait qu'il devient à nouveau un type "normal".

Il y a là un parallélisme qui me frappe, une progression étonnement semblable entre l'histoire d'Elie et celle de l'Eglise. Après des débuts modestes, pendant plus qu'un millénaire, l'Eglise menait les affaires de l'Etat, pour ne pas dire : l'Eglise était l'Etat, dans la vieille Europe et au-delà. Toute question profane impliquait un problème d'ordre sacré, ce qui posait -comme nous le savons- de sacrés problèmes. Les théologiens peuplaient les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire pour contrôler toute manifestation de la vie en vue de leur conformité avec la volonté de l'Eglise.
Heureusement ce pouvoir-là de l'Eglise est passé ; mais dans notre imaginaire religieux, nous pensons encore souvent selon ce schéma. Par rapport à telle ou telle question éthique, que dit "l'Eglise" ? Que "dit l'Eglise" sur le travail dominical ? Que "pense l'Eglise" de la crise économique ?

Or, l'histoire de l'Eglise est semblable à celle d'Elie : D'une puissance de ce monde qui commandait dans les plus hautes sphères de l'Etat, elle est revenu "à la normale", elle a du transférer son pouvoir politique à l'Etat laïc. Et heureusement ! Doit-elle donc continuer à mener le grand jeu des positions officielles, avec lobbying & tout le reste ? Je ne suis pas si sûr...

C'est dans ce sens que l'histoire d'Elie a un sens tout à fait positif : La bonne nouvelle dans notre histoire, c'est que ce n'est pas la réussite, qu'elle soit professionnelle ou spirituelle, qui doit occuper la première place dans notre vie. La bonne nouvelle d'Elie, c'est quand on trouve juste assez de confiance et de force pour se relever d'un échec, d'une maladie, d'une dépression, d'un deuil.

L'histoire d'Elie nous permet de changer de regard sur notre propre histoire : nous n'avons pas besoin de raconter notre vie, y compris notre vie de foi, comme une histoire à succès. Nous pouvons admettre les passages à vide, et mettre en valeur précisément le petit détail, la parole encourageante, "la galette et la cruche", qui à différents moments, nous a juste permis de nous relever et qui nous permet encore de continuer à marcher, peut-être même péniblement. Cela suffit pour que notre histoire soit digne de l'humanité.

Dans notre biographie spirituelle, ce qui est finalement important, ce ne sont pas les passages de gloire. Ce qui "donne de l'envol" à notre histoire, ce ne sont pas les périodes où tout va bien, "pas de questions, pas de problèmes, que du bonheur". Ce qui est intéressant, ce sont ces petits détails qui nous ont aidés à nous relever d'une chute : la "galette" qui nous a aidé de passer par une "galère", si je peux me permettre l'expression, par exemple tel ou tel souvenir, et peut-être le souvenir de notre baptême : le fait de pouvoir se remémorer que notre valeur ne vient pas de nos actes, de nos accomplissements, de notre origine, mais qu'elle est entièrement donnée, gratuitement, et acquise une fois pour toutes par l'amour de Dieu.

Dieu et la religion nous aident non pas à mener une vie totalement réussie, mais à assumer aussi nos chutes, nos faiblesses et nos échecs, et à nous relever en acceptant le peu qui nous est donné, la galette dans la galère, pour continuer à marcher. Amen.

dimanche 11 novembre 2012

Le Dieu au-dessus de moi et le prochain à côté de moi

- Job 38, 1 à 11
 -

"We hold these truths to be self-evident,
that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness."

"Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur."


Vous avez sans doute entendu quelques fois ce début de la Déclaration d'indépendance des treize Etats unis d'Amérique du 4 juillet 1776 lors de la campagne électorale de Barack Obama.

Cette phrase est peut-être une des plus connues de la langue anglaise et la plus forte et riche en conséquences de l'histoire américaine.

Le président Obama, dans la suite de son "modèle" Abraham Lincoln, considère que cette phrase représente l'intemporel standard moral pour toute politique.

Il se trouve que cet intemporel standard moral -cela ne surprendra personne- est en fait un standard biblique. Le livre de Job, que nous méditons ce matin, nous rappelle que "devant Dieu" l'Homme ne peut commencer par se poser lui-même.

C’est d’abord Dieu qui est là, avec ses voies mystérieuses et les questions qu’il pose. Nos propres problèmes, nos questions de tolérance et nos convictions, ne viennent qu’ensuite.

C’est d’abord Dieu qui est là, avec sa présence englobante qui a la puissance d’apaiser l'humanité.

"Tous les hommes sont créés égaux" -
et cela nous est certain parce qu' "ils sont doués par le Créateur de certains droits etc".

Le Créateur, ce Dieu "au-dessus de moi" précède donc ma relation au prochain à côté de moi ; mon égalité avec mon prochain procède de ma différence totale avec le Créateur.

Dans le livre de Job, la découverte de cette double relation
-relation d'inégalité à Dieu,
relation d'égalité avec le prochain-
conduit l'Homme à la connaissance de
soi-même qu'exprime Job : "Je suis peu de chose; que te répliquerais-je? Je mets la main sur ma bouche."

Or, notre histoire d'humains ne s'est pas arrêté à cette vision de l'Homme qui a souvent été considéré comme un rabaissement et dépréciation.

L'Homme, peu de chose ? En recyclant une phrase de la tradition philosophique grecque, attribué à Protagoras, on construisit une autre idée de l'humain : "L'Homme est la mesure de toute chose."

La tragédie de notre espèce a été de penser ainsi - voire de donner un semblant de "bonne raison" - à la suppression de toute limite à l'action et au totalitarismes humains, y compris religieux, avec des conséquences fatales à la fois pour les droits de l'Homme, le respect de la nature et la planète que l'on connaît et reconnaît aujourd'hui.

En effet, dans les mouvements pour les droits de l'Homme, telle que l'ACAT, comme dans les mouvements écologistes, on peut rencontrer la même devise : L'Homme ne doit pas être la mesure de toute chose, car "l'Homme puissant" n'est pas seulement peu de chose, mais une "chose dangereuse".

Pour trouver un équilibre dans la relation d'égalité avec le prochain - un citoyen du monde avec des droits et des devoirs - et la nature "libre", il semblerait que nous ayons besoin d'une relation d'inégalité à un "Être suprême".

Nous voici au concept fondateur à la fois de la Déclaration d'indépendance américaine (qui parle d'un "Dieu de la Nature" !) et de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789, qui stipule : "(…) l'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen. (Art. 1er.) Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. (…)"

Ce texte, qui compte toujours parmi les "textes fondamentaux" de notre République, nous invite d'abord à adoucir quelque peu la différence absolue entre la laïcité à la française et la prétendue "théocratie américaine". (Cette opposition me semble d’ailleurs plutôt relever d’une certaine l'idéologie franco-française.)

La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen elle aussi se comprend "en présence et sous les auspices de l'Etre suprême" et fonde la relation d'égalité avec le prochain sur une relation d'inégalité fondamentale, celle entre les Hommes et l'Être suprême.

(Sans vouloir rentrer dans les détails juridiques, je me borne à rappeler que l'article 1 de notre Constitution de 1958 ne laisse aucun doute sur la signification précise de la laïcité, quand nous la lisons sans raccourcis idéologiques (puisque des responsable politiques de tout bord le jugent à présent utile d'adjoindre certains adjectifs pour préciser la laïcité) : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. (…)"

Je retiens : la France est une République laïque, c'est-à-dire une République qui respecte toutes les croyances. Voilà le caractère simple de la laïcité française et qui n'a rien de spécifique ni "d'athée".)

En tant que lecteurs du livre de Job - tout comme les lecteurs du Coran ou même ceux de Michel Onfray, je suppose ! -, nous avons besoin de trouver un équilibre dans nos relations d'égalité humaine et écologique par la référence à un Être suprême, un "Tout-Autre", un "Deus maximus et optimus" (comme on disait autrefois), avec lequel nous sommes par définition en inégalité. Il nous renvoie ainsi à la condition humaine, en nous apprenant à dire dans un sens éminemment positif : "Je suis peu de chose".

Pour nous qui sommes réunis ici devant la Bible ouverte, cet "Être" ne reste pas anonyme, puisqu'il nous parle : dans le chapitre 38 et suivants du livre de Job, fait de tant de discours d'hommes plus ou moins désespérés, Dieu a enfin pris la parole.

Il parle non pas pour répondre, mais pour interroger à son tour. L’être humain retrouve alors sa place, celle d’un être responsable devant Dieu, qui doit répondre de lui-même et de ses façons de parler de Dieu, qui changent au cours de l'histoire. Mais Dieu reste Dieu.

Son mystère ne se laisse enfermer dans aucune formule confessionnelle. L’essentiel n’est pas dans les questions que nous pouvons nous poser à son sujet ni dans nos réponses, empreintes tantôt de certitudes religieuses, tantôt de doutes philosophiques. L'essentiel est dans le fait souverain qu’il est là.

C'est pourquoi nous ne saurons point juger les dieux des autres, pour condamner ceux qui vivent cette relation différemment que nous : car le Dieu au-dessus de moi ne saurait éclipser le prochain à côté de moi ; et le prochain à côté de moi ne devrait éclipser le Dieu au-dessus de moi, même si, par la rencontre de Jésus-Christ, ces deux relations tendent à se superposer.

Pour trouver mon équilibre, en faisant la différence entre "ce que je tiens pour juste" et "LA justice", entre "ce que je tiens pour vrai" et la "LA vérité", j'ai besoin d'un Tout-Autre qui m'interroge et me reconnaît ainsi pour celui qui je suis au plus profond de moi : non pas le "meneur de parole", mais celui qui ne peut que mettre sa main sur sa bouche, dans l'humilité qui pourtant n'exclut pas la révolte quand il faut se révolter.

C'est par ce signe de Job, qui ne signifie donc en aucun cas une forme de laxisme, mais seulement la reconnaissance de mes limites, que je reconnais non pas le "croyant", mais l'humain que je suis et qu'est le prochain à côté de moi. AMEN.

dimanche 4 novembre 2012

Un Dieu qui exige des choix clairs

- Deutéronome 30, 15 à 20 -
 



Tout le monde connaît la différence entre un pessimiste et un optimiste (je vous passe l'histoire du verre à moitié plein, à moitié vide) : Un pessimiste, c'est un gars qui regarde des deux côtés avant de traverser une rue à sens unique. Autrement dit : Un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l'opportunité dans chaque difficulté.

C'est sans doute pour cette raison que l'on dit que le monde appartient aux optimistes, et que les pessimistes ne sont que des spectateurs. Est-ce pour autant vrai qu'aucun pessimiste n'ait jamais découvert les secrets des étoiles, navigué jusqu'à des terres inconnues, ou ouvert un nouveau chemin pour l'esprit humain ? Je ne sais pas. Mais il semble en effet que les optimistes crient que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Les pessimistes craignent que cela soit vrai. En règle générale, on dit que le pessimiste est tout simplement mieux informé que l'optimiste, et c'est pourquoi on peut se sentir très optimiste quant à l'avenir du pessimisme. Un pessimiste n'est jamais déçu.

Or, chers amis, ne croyez pas que je prêche ici le pessimisme, ou bien l'optimisme. Je pense que les deux attitudes sont des formes du fatalisme, cette vieille idée humaine selon laquelle le monde dans son ensemble, et l'existence humaine en particulier, suivent une marche inéluctable, qu'elle soit positive ou négative ; l'idée d'un monde où le cours des événements échappe à la volonté humaine. C'est une idéologie qui au départ vient de certaines religions où la fatalité est associée aux "dieux" et au "ciel". Le "destin" y est fixé d’avance par une puissance supérieure aux êtres humains, qui peut être un dieu, ou bien la nécessité naturelle, ou encore les "lois" gouvernant l’histoire. Le fatalisme est un déterminisme, qui nie la liberté de choix de l’homme et la possibilité de contribuer par notre choix au bonheur comme au malheur de l'humanité.

Le texte que nous avons lu dans le livre du Deutéronome s'inscrit radicalement en faux contre cette doctrine néfaste. Avec la Bible, il ne s'agit pas seulement d'affirmer que le choix est possible, mais qu'il est obligatoire ! Dieu te dit : J'ai placé devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. Choisis la vie !

On est là au coeur de la relation avec le Dieu de la Bible : c'est une vie responsable devant un Dieu exigeant. En entend souvent la critique que "la religion" en général rendait les gens irresponsables, incapables à affronter la dure réalité, etc. : voici la preuve que le Dieu de la Bible se moque d'une telle religion comme de l'an quarante !

On entend aussi, à l'intérieur des Eglises, l'idée que notre chemin de vie serait tout tracé, qu'il n'y a pas de problème dans la vie que Dieu n'aurait pas prévu d'avance (voire programmé pour mieux nous éprouver), avec la solution clé en main (même si on ne la comprend pas), qu'on n'a donc qu'à se laisser tomber, Dieu nous aurait déjà rattrapé... Non !

Le Dieu de la Bible n'est pas le dieu du sort immuable, et la vie avec lui n'est pas une fatalité ! Sa devise pour nous est : Tu es responsable ! Choisis la vie, et fais gaffe à ne pas t'égarer entre tous les choix que tu auras à faire.

Nous savons bien que ces choix ne sont pas toujours des choix de vie ou de mort. Cela commence par des toutes petites choses. Si tu allais dire un ânerie, ne la dis pas ! Si tu a fait une bêtise, ne la fait plus !

Au quotidien, ces maximes un peu simplistes sont si difficile à appliquer parce qu'elle nécessitent en fait une énergie intellectuelle et physique considérable. Elle nous invitent à anticiper sur nos paroles et nos actes à partir d'une mémoire de la vie qu'il faut savoir entretenir, ordonner, organiser. Et ça, c'est assez fatiguant !

Les commandements de la Torah ne sont en fait rien d'autre qu'une façon d'entretenir, d'ordonner et d'organiser la mémoire de la vie humaine, pour nous aider à anticiper sur nos petites âneries et nos grosses bêtises.

Refuser le fatalisme, cela commence donc dans ces petites choses : Reconnaître que des âneries, on en dit plein, que des bêtises, on en fait plein, et d'essayer de ne pas en rajouter trop.

Mais quand on vient aux choix plus grands, plus lourds, plus pesants, il devient encore plus difficile d'opérer des choix clairs et donc durs. Ce sont des situations que nous vivons comme des épreuves : choisir une orientation professionnelle ; choisir de continuer ou d'arrêter à travailler dans un domaine qui bat de l'aile ; investir ou non son énergie et son argent dans une affaire dont la réussite est plus qu'incertaine ; vivre ou rompre avec une personne dont on ne partage pas ou plus les aspirations profondes...

Combien de fois avons-nous choisi de ne pas choisir pour éviter l'épreuve de nos sentiments, pour "ne pas choquer les gens", pour garder toutes les options aussi longtemps qu'il n'y en avait plus aucune. Combien de fois avons-nous dit, devant un choix important, "Je ne suis pas contre, mais je ne suis pas pour", en évitant ainsi d'être sincère avec nous-mêmes et de prendre nos responsabilités ?

Il me semble que le plus grand des risques dans la quête de la bonne vie serait de dire qu'il ne faut pas choisir, qu'il suffit d'aller un peu dans un sens, puis dans un autre, et de compter finalement sur "sa bonne étoile", sur un "sort favorable", ou un dieu qui décide pour nous. L'autre risque, très religieux aussi, serait de croire qu'ayant choisi une fois pour toutes la bonne voie, on est donc incontestablement sur le chemin du bonheur. Frères et soeurs, devant ce texte, notre vie est tout au long de notre chemin posée devant le choix du bonheur et du malheur !

Je me demande finalement si c'est une si bonne nouvelle d'être obligé de choisir. N'est-ce pas plus rassurant que de savoir que le Destin ou un dieu omniscient auraient choisi pour nous ? Nous qui prions Dieu que "Sa volonté soit faite", ne pouvons-nous pas compter un tant soit peu sur le "soutien du ciel" dans nos choix ?

Dans notre responsabilité ressentie comme étant parfois lourde, nous pouvons en tous cas nous souvenir qu'avant tous nos choix, Dieu nous a déjà choisi, et que nous sommes toujours au bénéfice de sa vie avec nous, dans la responsabilité de construire le bonheur. Dieu ne dit pas : Choisis la vie, mon enfant, parce que je ne sais pas quoi faire... Il dit : "Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance, en aimant le SEIGNEUR, ton Dieu, en l'écoutant et en t'attachant à lui : c'est lui qui est ta vie, la longueur de tes jours, pour que tu habites sur la terre que le SEIGNEUR a juré de donner à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob." -

Dieu ne nous impose pas son choix, mais il propose la trace d'un chemin de vie qui fait sens. Tous les problèmes et toutes les difficultés sont loin d'être résolu d'avance, mais Dieu nous fait confiance et nous encourage à les affronter comme des opportunités pour connaître notre liberté. Dieu nous veut libres, et il croit en chacun de nous pour y arriver. La fameuse doctrine calviniste de la prédestination ne signifie pas que nous n'ayons plus de choix à faire, mais que le seul choix que nous ne pouvons pas faire de nos propres forces, le choix de la vie avec Dieu, c'est Dieu qui l'a fait pour nous : il a choisi d'être avec nous.

Faire des choix, peser toutes les options, se sentir parfois déchiré dans un dilemme, ce sont donc des lieux de la rencontre avec Dieu. Non seulement nous pouvons nous faire confiance, puisque Dieu nous fait confiance ; mais puisque Dieu exige le choix, nous pouvons aussi exiger des autres qu'un choix commun soit clairement annoncée et énoncée, expliquée et communiquée.

La Bible, qui paraît si souvent pessimiste par rapport à notre capacité de "choisir la vie", rend fondamentalement superflu toutes les attitudes pessimistes, optimistes ou fatalistes. Dieu n'est ni pessimiste ni optimiste, et surtout pas fataliste : il croit en toi, en connaissant les riques. Il te bénit, ce qui veut dire : il te donne toujours une nouvelle chance pour choisir la vie. AMEN.

dimanche 21 octobre 2012

Peut-on vivre sans convictions fortes ?

- Jean 3,13-17 -

Vous avez sans doute vu ou lu l’aventure de Felix Baumgartner, le parachutiste autrichien qui a fait un saut dans le vide à 39 000 m d'altitude dimanche dernier. Les commentaires sont unanimes : Baumgartner a réussi grâce à la force de ses convictions - et avec une telle conviction, tout devient possible. L’humanité a enfin trouvé un nouveau héros qui incarne la conviction qu’il nous est même possible de monter au ciel, et de revenir indemne.

Cela m’a fait penser à un autre homme de conviction, cosmonaute celui-là, qui a effectué un vol dans l'espace au cours de la mission Vostok 1, le 12 avril 1961, dans le cadre du programme spatial soviétique. Youri Gagarine aussi incarne depuis lors cette conviction que le pouvoir de l’humanité n’a pas de limites, avec sa fameuse affirmation « Dieu n’existe pas, je ne l’ai pas vu dans l’espace ».

Ainsi, la question qui nous est posée aujourd’hui dans le cadre des «Protes’temps forts 2012», «Peut-on vivre sans convictions fortes?», j’aimerai l’entendre précisément dans cet esprit d’une humanité qui se construit par ses propres forces, par son savoir-faire, et qui répond franchement : « Non, une vie sans cette conviction forte - que l’humain se construit  justement et uniquement par sa propre conviction - ne serait pas digne de l’humain. »

Or, l’Evangéliste Jean semble vouloir ramener les convictions du cosmonaute Youri Gagarine et celle de Felix Baumgartner au sol : "Personne n’est monté au ciel" s’écrit-il - et en effet, aucun homme n’est jamais arrivé, et n’arrivera jamais, à démontrer l’existence ou la non-existence de Dieu. Personne n’est monté au ciel, car ce lieu où Dieu habite, il n’est pas dans l’espace.

Dans l’aventure de Gagarine, comme dans celle de Felix Baumgartner, apparaît un des morceaux les plus paradoxes de notre humanité : Être humain, c’est vouloir être Dieu. Car l’homme ne saurait se contenter de sa condition présente, mais se projette vers un futur toujours plus beau, plus grand, plus civilisé - plus plus (comme chante la pub de je ne sais plus quel service qui apporte toujours plus). C’est cette recherche que nous pouvons appeler notre « recherche de la lune », la recherche d’une bonne lune pour notre vie, peut-être d’une éternelle lune de miel. Nous les humains cherchons à parfaire notre vie, à la conduire à la parfaite conviction que nous pouvons nous construire par nous-mêmes.

Depuis des siècles, les Chrétiens aussi ont décrit aussi la vie chrétienne comme une « voie de la perfection » : La voie des conseils évangéliques a souvent été appelée « la voie de la perfection », et l’état de vie consacrée « état de perfection » ...

Mais il est apparu que cette idée-là aurait été beaucoup plus l’expression de la recherche humaine visant la divinité - l’auto-divinisation de l’humain - que l’expression de la recherche de Dieu d’une humanité capable de vivre avec les moyens qui lui sont donnés, des moyens qui sont limités, donnés pour un temps restreint.

Aussi, nus avons redécouvert que la source de notre vie, ce n’est pas que NOUS puissions aimer Dieu, mais que Dieu a tant aimé le monde, comme le dit Jean. Dieu nous laisse ainsi un monde à l’imparfait -un monde en création- une vie donc parfois sans orientation claire et précise, sans convictions fortes, mais avec l’espoir puisé dans la Bible qu’heureusement la fin et la finalité de cette vie ne nous appartiennent pas.

C’est donc cette méconnaissance de la vie chrétienne que Gagarine incarne en particulier, avec son affirmation « Dieu n’existe pas, je ne l’ai pas vu dans l’espace » : Connaître Dieu n’est justement pas « avoir la conviction ou savoir qu’il existe ».
Connaître Dieu, c’est cesser de chercher le Dieu fini et défini par nous. Le Dieu de la Bible « n’existe » pas, selon ce que nous définissons comme existence. Il est un Dieu en mouvement, un Dieu qui « advient », qui vient nous trouver, malgré nous, malgré notre recherche et nos convictions fortes, malgré notre refus ou notre besoin de religion aussi.

Le christianisme a mis du temps à se relever de cette idée d’être une « voie de la perfection », un système parfait de croyances et de convictions parfaites. Jadis, la dogmatique chrétienne avait une réponse à toute question imaginable, et surtout inimaginable. Notre théologie est heureusement revenu à la modestie biblique qui ne décrit pas un système divin statique, mais qui témoigne d’une histoire, d’un dialogue vivants.

Il est notable que les sciences dites exactes, notamment la physique, ont connu depuis le siècle dernier, un cheminement semblable, allant d’une représentation statique du monde et du cosmos vers une théorie de l’univers qui le décrit comme étant en devenir, en progression, en « expansion ».

C’est par cette connaissance-là d’un Dieu qui « n’existe » pas comme objet de recherche, mais qui vient nous trouver, que la recherche de Dieu prend son vrai sens. Nous pouvons désormais nous sentir liberés et libres de toute obligation de réaliser par nos convictions le bonheur de l’humanité, de créer par nous-mêmes une vie réussie, une « vie divine ».
Le mystère de la vie n’est pas dans nos convictions abouties, mais précisément dans ce monde inachevé et provisoire. Ce sont les tableaux inachevés, dans l’oeuvre d’un artiste, qui sont les plus vibrants, les plus fascinants...

C’est là peut-être le premier enseignement d’une rencontre avec le Dieu de la Bible : Il ne nous pousse pas à chercher la lune, les convictions fortes, la perfection, l’état statique, mais il nous permet d’apprendre à vivre avec l’inaccompli, le non-parfait, le flottement dans notre vie.

Car la vie devant Dieu, il en est un peu comme dans le parcours d’un musicien qui aura répété un morceau, parfois des centaines de fois, et qui, au moment prévu du concert, devrait cesser les répétions, accepter l’interprétation telle que s’est développée et oser le pas, se tenir devant l’auditoire avec ce qu’il va se donner, à travers son interprétation, à l’instant ; une expression toujours provisoire de la partition qui est sur le papier.

C’est cela que ça veut dire « Ne pas chercher à établir des convictions fortes » : c’est savoir se présenter sereinement devant la vie, comme on va à un examen à la fac ou à l’Ecole, avec les quelques connaissances que l’on a pu acquérir, selon le temps et les moyens disponibles, en sachant que ce n’est qu’une prise instantanée (même s’il peut y avoir une mauvaise note…)
« Ne pas chercher des convictions trop fortes », c’est aussi ne pas attendre l’homme idéal ou la femme parfaite pour former un couple constamment et ostentatoirement heureux ; c’est aussi ne pas concevoir ses enfants comme des êtres parfaits, sans « anomalies ».

« Ne pas chercher des convictions trop fortes », c’est oser croire qu’à tout âge, la vie sera faite de projets « provisoires » et donc, qui méritent d’être vécus ; c’est cesser de vouloir créer tout un monde parfait, sans contradictions, y compris politiques ou éthiques, sans tensions et sans différences.

L’alternative à ces convictions trop fortes serait simplement de « se laisser trouver par Dieu » : C’est admettre que nous ne sommes pas en mesure de sauver l’humanité ; admettre que je ne suis pas en mesure, par mes convictions fortes, de sauver ma propre vie ; de sauver mon couple, ma famille, la vie de cette personne que je voudrais aider - et trouver ainsi le courage de faire des petits pas, par des « petites convictions », de chercher des tout petits signes d’amour qui montrent à l’autre comme à soi-même que l’avenir n’est jamais fermé, devant Dieu.

Tout ne devient donc pas possible, tout ne nous est pas possible, faute d’une conviction qui nous élèverait au ciel. Mais beaucoup de choses deviennent possible avec un Dieu qui est lui-même en mouvement, qui n’est pas un Dieu fini et statique, existant quelque part comme tel, mais qui est lui-même, selon la Bible, un Dieu en devenir, un Dieu qui advient, qui nous invite à voir le monde non plus comme statique, mais comme étant en devenir.

Ce Dieu nous permet de remplacer nos grands rêves de créer une vie parfaite, une humanité parfaite, omnisciente et divine par des convivtions fortes, par les petits gestes d’amour du quotidien. Il nous permet d’aimer le provisoire, aussi bien en matière de style de vie qu’en matière de religion. Ainsi, vouloir être un Chrétien parfait serait parfaitement monstrueux ! Osons plutôt devenir des Chrétiens provisoires, qui, provisoirement, au lieu d’organiser leur propre montée au ciel par des convictions fortes, acceptent la vie telle qu’elle se développe ; des Chrétiens provisoires qui osent se tenir devant Dieu avec ce qu’il va leur donner, pour vivre, encore cette année. AMEN.

dimanche 9 septembre 2012

Perdre la foi pour apprendre à croire

- Rois, chap. 17, 7 à 16 -

Peut-être avez-vu eu l’occasion de voir l’humoriste Sophia Aram dans le spectacle « Crise de foi », une comédie qui est toutefois déconseillé « aux personnes plaçant leur foi au dessus de leur sens de l’humour ». Pour l’occasion, Sophia Aram, par ailleurs chroniqueuse très remarquée sur France Inter, s’est convertie aux « trois grandes religions monothéistes », afin « d’assurer son salut ».

Elle promène alors ses spectateurs, comme l’annonce le programme, « dans le monde délirant de la foi ». « Un monde dans lequel Dieu est le chef de l’homme et l’homme est le chef de la femme ». De la création à l’apocalypse, Sophia revisite les textes en s’interrogeant librement : Moïse avait-il inventé le premier iPad ? Jésus est-il mort du tétanos ? Peut-on embrasser son mari s’il a mangé du saucisson ?

Si Sophia Aram est convaincue que la religion est d’abord une véritable tragédie pour l’humanité, elle l’a considère surtout comme un très bon sujet de spectacle comique.

Eh bien, faut-il considérer cette parodie, et d’autres qui lui sont similaires, comme une « atteinte à la liberté religieuse », un « acte de mépris vis-à-vis des croyants », voire un « blasphème » ? Ces réactions volcaniques du public religieux, facilement irascible, me semblent plutôt confirmer la pertinence de certaines idées reçues traitées par l’humoriste. Personnellement je trouve qu’il serait beaucoup plus intéressant, d’un point de vue chrétien, de déchiffrer joyeusement les vieilles idées recyclées dans ce genre de spectacle pour connaître davantage les difficultés de communication par lesquelles la spiritualité chrétienne et biblique aussi est aujourd’hui méconnue et sous-estimée dans notre société. Une saine pratique du doute peut en effet servir à apprendre à croire, pour renouveler l’air spirituel que nous respirons.

Pourtant, il n’y a pas de doute que le doute ne se commande pas. Il s’installe, souvent à notre insu, dans la perception du monde et commence à changer notre regard.

Notre lecture dans le Premier livre des Rois raconte ainsi une autre histoire d’une femme qui doute, qui oppose aux promesses « délirantes » de la religion son pragmatisme, son expérience du réel, son refus d’assurer son salut par une obédience aveugle.

Quand le prophète Élie rencontre cette femme sans nom – une veuve, c’est-à-dire une femme marginalisée partout, y compris dans la religion – il venait d’entamer une brillante carrière de prophète par une intervention spectaculaire : au nom de Dieu, il avait interdit à la pluie de tomber.

Son problème, c’est qu’il s’est ainsi lui-même coupé les vivres ! Alors Dieu l’envoie dans la ville de Sarepta auprès d’une veuve, à laquelle Dieu avait «ordonné» de pourvoir à tous les besoins du prophète. (Voici donc le « monde dans lequel Dieu est le chef de l’homme et l’homme est le chef de la femme...») Seulement, quand Élie arrive à Sarepta, personne ne l’attend, et encore moins un repas n’est préparé. Mais Élie, sûr de son coup, s’adresse à la première dame qui ramasse du bois et lui commande poliment une cruche d’eau. Ayant bu, Élie demande ensuite un morceau de pain.

C’est alors que la femme le repousse, visiblement agacée ; nous devons sans doute entendre sa réponse à la requête d’Élie sur un ton assez sec, voire même cassant : « Par la vie du SEIGNEUR, ton Dieu, je n’ai rien de cuit, je n’ai qu’une poignée de farine dans un pot et un peu d’huile dans une cruche.
Je ramasse deux morceaux de bois, puis je vais rentrer préparer cela pour moi et pour mon fils ; nous mangerons, après quoi nous mourrons. »
Je traduis en Français courant gentil : « Toi et ton espèce de Dieu, vous m’empoisonnez un peu trop la vie ! Occupe-toi de tes oignons, je m’occupe des miens. De toute façon, il n’y a rien à en tirer, on va tous casser la pipe. »

Sans blague, cette femme fait une vraie crise de foi. Elle pratique un doute assez franc, opposant à celui qui doit lui apparaître comme éminent représentant de la « religion » son pragmatisme et son expérience du réel.

En fait, elle a depuis longtemps « perdu la foi » : sa pauvreté et sa mise à l’écart dans la société ont dû faire le reste.
Or, l’histoire de cette veuve désespérée est l’attestation même que pour Dieu, « perdre la foi » est le début du « croire ». Une fois qu’elle a laissé tomber la « croyance », qu’elle sait ce qu’elle ne croit pas, qu’elle a verbalisé son angoisse, elle est disposée à apprendre à croire.
Il est important de mettre en évidence la stratégie de communication « prophétique » d’Élie face à la crise de foi de la veuve : il ne crie pas au scandale, il ne l’accuse pas, il ne la culpabilise pas, il ne cherche pas
à démontrer sa supériorité. Il insiste plutôt sur sa propre fragilité, le fait que lui-même est dans une crise de foi, par sa fidélité à Dieu.

« N’aie pas peur, rentre, fais comme tu l’as dit. Seulement, prépare-moi d’abord avec cela une petite galette et tu me l’apporteras ; tu en feras ensuite pour toi et pour ton fils. Car ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu d’Israël : le pot de farine ne s’épuisera pas, et la cruche d’huile ne se videra pas, jusqu’au jour où le SEIGNEUR enverra la pluie sur la terre. »

La réponse appropriée à la crise de foi est la simple invitation, sans prétention, à faire confiance en l’à-venir de Dieu, à croire. Le récit de la rencontre d’Élie et de la femme, dans la suite, ne supprimera pas cette modestie du croire ; la pauvreté de la veuve et son angoisse ne sont pas abolies en proclamant le miracle. La fragilité du « croire » n’est pas annulée par l’abondance, par une sorte de richesse de la « foi » : au contraire, c’est dans la pauvreté qu’une nourriture suffisante permettra d’envisager l’avenir. La veuve ne devient pas une milliardaire spirituelle ; elle aura juste assez pour vivre.

Comme le prophète à la veuve, Dieu nous dit à nous aussi, par cette lecture : N’aie pas peur de douter. Ma Parole, que tu peux entendre dans ta vie, ne s’épuisera pas, et ta prière ne se videra pas. La pauvreté de ta spiritualité suffira pour vivre ; tu peux apprendre à croire avec si peu de foi.

Être chrétien ne signifie pas être « propriétaire » de la foi, ou devenir un « milliardaire » spirituel. Notre pauvreté dans la foi n’est jamais abolie, mais elle devient au contraire un moyen de notre vie spirituelle.

L’aveu de pauvreté spirituelle, par l’aveu de nos doutes, jette une lumière différente sur les difficultés de communication de la
« religion chrétienne » dans notre société.

Le « croire » ne devient pas plus transparent aux soi-disant athées, ou « contemporains en recherche », si les chrétiens affichent une assurance idéologique sans faille ni faiblesse. Pour témoigner, il faut savoir admettre le doute, se savoir traversé par les mêmes fractures et blessures que tout autre être humain ; il ne faut justement pas avoir une réponse à toutes les questions, y compris celles que personne n’a posées.

Il se pourrait bien que la pertinence de notre démarche spirituelle augmenterait non pas par l’éviction théologique de toutes les zones d’ombre de l’existence, et l’interdiction de rire de notre religion, mais en laissant place à une pratique constructive du doute.
Souvent encore, nous portons le coup de grâce au « croire », à ce pèlerinage fragile de lecture et de réflexion bibliques, par trop de « foi ». Perdre la foi serait alors la chance de notre vie pour apprendre à croire.

Or, il me semble que le problème religieux crucial de nombre de contemporains est justement qu’ils n’ont jamais convenablement perdu la foi. Par voie de conséquence, perdre (ou mépriser) la foi leur apparaît comme la fin de la «religion», qui ne présenterait plus d’intérêt une fois qu’on aurait perdu la foi. Qui « n’a pas » la foi, pensent d’aucuns, aurait fini de croire.

Je voudrais au contraire leur dire que « perdre la foi » est le début du « croire ». Non seulement faut-il laisser tomber la foi, afin qu’elle tombe de la tête au cœur ; mais aussi devons-nous cesser de cultiver plus que de raison une foi érigée en croyances, en convictions et en valeurs. À l’évidence, « croire » requiert des croyances ; mais pour en avoir pratiqué certaines, je suis à présent convaincu que les décisions les plus importantes que nous prenons dans la vie spirituelle ne concernent pas ce que nous croyons — mais ce que nous ne croyons pas (ou plus).

C’est pourquoi il est important pour moi de devenir un fidèle lecteur « non croyant » de la Bible : parce que je ne veux pas obscurcir la foi que Dieu met en moi par les diverses croyances qui mélangent et les clartés et les ténèbres de mes errances. Aussi, ma modeste expérience pastorale me suggère que ce sont principalement leurs croyances qui empêchent les « croyants » de croire. Car si une « croyance » est en quelque sorte le résultat du « croire », elle en est aussi la paralysie.

Croire tel que je l’apprends par la lecture de la Bible ne « produit » pas de croyances arrêtées ou figées ; croire, selon la Bible, n’est pas le fait du « croyant », mais du pèlerin. J’appellerais plutôt un « croyant » celui qui a fini de croire ! Le pèlerin, lui, s’arrête de temps à autre dans une auberge, comme cette église, où il peut raconter son histoire et écouter celle des autres ; mais son chemin continue.

Croire, pour moi, est ce chemin où souvent je ne me rends compte qu’après coup, par le récit biblique, de ce qui m’est arrivé sur la route. Mes « croyances » sont donc provisoires ; elles me rappellent certes mon histoire spirituelle et celle des compagnons de route qui ont marché avant et avec moi, mais elles ne contiennent pas la « foi ».

Ma seule certitude est que si je me relève pour marcher, c’est grâce à Dieu qui met sa foi en moi ; qui croit en moi là où j’ai ne pas le courage de croire ; qui espère là où je n’ai plus d’espérance ; qui aime là où je n’ai pas la force d’aimer. Amen.