dimanche 9 septembre 2012

Perdre la foi pour apprendre à croire

- Rois, chap. 17, 7 à 16 -

Peut-être avez-vu eu l’occasion de voir l’humoriste Sophia Aram dans le spectacle « Crise de foi », une comédie qui est toutefois déconseillé « aux personnes plaçant leur foi au dessus de leur sens de l’humour ». Pour l’occasion, Sophia Aram, par ailleurs chroniqueuse très remarquée sur France Inter, s’est convertie aux « trois grandes religions monothéistes », afin « d’assurer son salut ».

Elle promène alors ses spectateurs, comme l’annonce le programme, « dans le monde délirant de la foi ». « Un monde dans lequel Dieu est le chef de l’homme et l’homme est le chef de la femme ». De la création à l’apocalypse, Sophia revisite les textes en s’interrogeant librement : Moïse avait-il inventé le premier iPad ? Jésus est-il mort du tétanos ? Peut-on embrasser son mari s’il a mangé du saucisson ?

Si Sophia Aram est convaincue que la religion est d’abord une véritable tragédie pour l’humanité, elle l’a considère surtout comme un très bon sujet de spectacle comique.

Eh bien, faut-il considérer cette parodie, et d’autres qui lui sont similaires, comme une « atteinte à la liberté religieuse », un « acte de mépris vis-à-vis des croyants », voire un « blasphème » ? Ces réactions volcaniques du public religieux, facilement irascible, me semblent plutôt confirmer la pertinence de certaines idées reçues traitées par l’humoriste. Personnellement je trouve qu’il serait beaucoup plus intéressant, d’un point de vue chrétien, de déchiffrer joyeusement les vieilles idées recyclées dans ce genre de spectacle pour connaître davantage les difficultés de communication par lesquelles la spiritualité chrétienne et biblique aussi est aujourd’hui méconnue et sous-estimée dans notre société. Une saine pratique du doute peut en effet servir à apprendre à croire, pour renouveler l’air spirituel que nous respirons.

Pourtant, il n’y a pas de doute que le doute ne se commande pas. Il s’installe, souvent à notre insu, dans la perception du monde et commence à changer notre regard.

Notre lecture dans le Premier livre des Rois raconte ainsi une autre histoire d’une femme qui doute, qui oppose aux promesses « délirantes » de la religion son pragmatisme, son expérience du réel, son refus d’assurer son salut par une obédience aveugle.

Quand le prophète Élie rencontre cette femme sans nom – une veuve, c’est-à-dire une femme marginalisée partout, y compris dans la religion – il venait d’entamer une brillante carrière de prophète par une intervention spectaculaire : au nom de Dieu, il avait interdit à la pluie de tomber.

Son problème, c’est qu’il s’est ainsi lui-même coupé les vivres ! Alors Dieu l’envoie dans la ville de Sarepta auprès d’une veuve, à laquelle Dieu avait «ordonné» de pourvoir à tous les besoins du prophète. (Voici donc le « monde dans lequel Dieu est le chef de l’homme et l’homme est le chef de la femme...») Seulement, quand Élie arrive à Sarepta, personne ne l’attend, et encore moins un repas n’est préparé. Mais Élie, sûr de son coup, s’adresse à la première dame qui ramasse du bois et lui commande poliment une cruche d’eau. Ayant bu, Élie demande ensuite un morceau de pain.

C’est alors que la femme le repousse, visiblement agacée ; nous devons sans doute entendre sa réponse à la requête d’Élie sur un ton assez sec, voire même cassant : « Par la vie du SEIGNEUR, ton Dieu, je n’ai rien de cuit, je n’ai qu’une poignée de farine dans un pot et un peu d’huile dans une cruche.
Je ramasse deux morceaux de bois, puis je vais rentrer préparer cela pour moi et pour mon fils ; nous mangerons, après quoi nous mourrons. »
Je traduis en Français courant gentil : « Toi et ton espèce de Dieu, vous m’empoisonnez un peu trop la vie ! Occupe-toi de tes oignons, je m’occupe des miens. De toute façon, il n’y a rien à en tirer, on va tous casser la pipe. »

Sans blague, cette femme fait une vraie crise de foi. Elle pratique un doute assez franc, opposant à celui qui doit lui apparaître comme éminent représentant de la « religion » son pragmatisme et son expérience du réel.

En fait, elle a depuis longtemps « perdu la foi » : sa pauvreté et sa mise à l’écart dans la société ont dû faire le reste.
Or, l’histoire de cette veuve désespérée est l’attestation même que pour Dieu, « perdre la foi » est le début du « croire ». Une fois qu’elle a laissé tomber la « croyance », qu’elle sait ce qu’elle ne croit pas, qu’elle a verbalisé son angoisse, elle est disposée à apprendre à croire.
Il est important de mettre en évidence la stratégie de communication « prophétique » d’Élie face à la crise de foi de la veuve : il ne crie pas au scandale, il ne l’accuse pas, il ne la culpabilise pas, il ne cherche pas
à démontrer sa supériorité. Il insiste plutôt sur sa propre fragilité, le fait que lui-même est dans une crise de foi, par sa fidélité à Dieu.

« N’aie pas peur, rentre, fais comme tu l’as dit. Seulement, prépare-moi d’abord avec cela une petite galette et tu me l’apporteras ; tu en feras ensuite pour toi et pour ton fils. Car ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu d’Israël : le pot de farine ne s’épuisera pas, et la cruche d’huile ne se videra pas, jusqu’au jour où le SEIGNEUR enverra la pluie sur la terre. »

La réponse appropriée à la crise de foi est la simple invitation, sans prétention, à faire confiance en l’à-venir de Dieu, à croire. Le récit de la rencontre d’Élie et de la femme, dans la suite, ne supprimera pas cette modestie du croire ; la pauvreté de la veuve et son angoisse ne sont pas abolies en proclamant le miracle. La fragilité du « croire » n’est pas annulée par l’abondance, par une sorte de richesse de la « foi » : au contraire, c’est dans la pauvreté qu’une nourriture suffisante permettra d’envisager l’avenir. La veuve ne devient pas une milliardaire spirituelle ; elle aura juste assez pour vivre.

Comme le prophète à la veuve, Dieu nous dit à nous aussi, par cette lecture : N’aie pas peur de douter. Ma Parole, que tu peux entendre dans ta vie, ne s’épuisera pas, et ta prière ne se videra pas. La pauvreté de ta spiritualité suffira pour vivre ; tu peux apprendre à croire avec si peu de foi.

Être chrétien ne signifie pas être « propriétaire » de la foi, ou devenir un « milliardaire » spirituel. Notre pauvreté dans la foi n’est jamais abolie, mais elle devient au contraire un moyen de notre vie spirituelle.

L’aveu de pauvreté spirituelle, par l’aveu de nos doutes, jette une lumière différente sur les difficultés de communication de la
« religion chrétienne » dans notre société.

Le « croire » ne devient pas plus transparent aux soi-disant athées, ou « contemporains en recherche », si les chrétiens affichent une assurance idéologique sans faille ni faiblesse. Pour témoigner, il faut savoir admettre le doute, se savoir traversé par les mêmes fractures et blessures que tout autre être humain ; il ne faut justement pas avoir une réponse à toutes les questions, y compris celles que personne n’a posées.

Il se pourrait bien que la pertinence de notre démarche spirituelle augmenterait non pas par l’éviction théologique de toutes les zones d’ombre de l’existence, et l’interdiction de rire de notre religion, mais en laissant place à une pratique constructive du doute.
Souvent encore, nous portons le coup de grâce au « croire », à ce pèlerinage fragile de lecture et de réflexion bibliques, par trop de « foi ». Perdre la foi serait alors la chance de notre vie pour apprendre à croire.

Or, il me semble que le problème religieux crucial de nombre de contemporains est justement qu’ils n’ont jamais convenablement perdu la foi. Par voie de conséquence, perdre (ou mépriser) la foi leur apparaît comme la fin de la «religion», qui ne présenterait plus d’intérêt une fois qu’on aurait perdu la foi. Qui « n’a pas » la foi, pensent d’aucuns, aurait fini de croire.

Je voudrais au contraire leur dire que « perdre la foi » est le début du « croire ». Non seulement faut-il laisser tomber la foi, afin qu’elle tombe de la tête au cœur ; mais aussi devons-nous cesser de cultiver plus que de raison une foi érigée en croyances, en convictions et en valeurs. À l’évidence, « croire » requiert des croyances ; mais pour en avoir pratiqué certaines, je suis à présent convaincu que les décisions les plus importantes que nous prenons dans la vie spirituelle ne concernent pas ce que nous croyons — mais ce que nous ne croyons pas (ou plus).

C’est pourquoi il est important pour moi de devenir un fidèle lecteur « non croyant » de la Bible : parce que je ne veux pas obscurcir la foi que Dieu met en moi par les diverses croyances qui mélangent et les clartés et les ténèbres de mes errances. Aussi, ma modeste expérience pastorale me suggère que ce sont principalement leurs croyances qui empêchent les « croyants » de croire. Car si une « croyance » est en quelque sorte le résultat du « croire », elle en est aussi la paralysie.

Croire tel que je l’apprends par la lecture de la Bible ne « produit » pas de croyances arrêtées ou figées ; croire, selon la Bible, n’est pas le fait du « croyant », mais du pèlerin. J’appellerais plutôt un « croyant » celui qui a fini de croire ! Le pèlerin, lui, s’arrête de temps à autre dans une auberge, comme cette église, où il peut raconter son histoire et écouter celle des autres ; mais son chemin continue.

Croire, pour moi, est ce chemin où souvent je ne me rends compte qu’après coup, par le récit biblique, de ce qui m’est arrivé sur la route. Mes « croyances » sont donc provisoires ; elles me rappellent certes mon histoire spirituelle et celle des compagnons de route qui ont marché avant et avec moi, mais elles ne contiennent pas la « foi ».

Ma seule certitude est que si je me relève pour marcher, c’est grâce à Dieu qui met sa foi en moi ; qui croit en moi là où j’ai ne pas le courage de croire ; qui espère là où je n’ai plus d’espérance ; qui aime là où je n’ai pas la force d’aimer. Amen.