dimanche 30 décembre 2012

Ecrire sa vie

- Deuteronome 8, 1 à 5 -

Ecrire son autobiographie n'est pas l'apanage des mourants. Au contraire, pour entrer dans notre vie, nous devrions tous écrire notre autobiographie, au fur et à mesure de la vie. Écrire son autobiographie est le meilleur moyen - et beaucoup moins cher que des séances de psy ! - de se saisir de sa vie par le souvenir. Car seulement si nous apprenons à nous souvenir, nous pouvons vivre en conscience, comprendre qui nous sommes au présent.

Les sages et les psychologues - pour une fois qu'ils tombent d'accord ! - le disent bien : pour vivre heureux, il ne faut pas se comparer avec les autres, mais avec la personnes que l'on a été - en se saisissant de son évolution personnelle, on devient à la fois humble et clairvoyant.

C'est donc une fausse idée que de croire que l'on écrit son autobiographie pour les autres, par envie de laisser une trace écrite de son passage, pour témoigner, sauvegarder une mémoire, ou par peur de la mort. On doit écrire son autobiographie pour mieux vivre les journées et les années qui nous seront encore données ! Peu importe alors la forme ou la qualité du récit, qui ne se doit même pas d’être cohérent, compréhensible, lisible ou le plus complet possible.

Se souvenir de son histoire pour se saisir de son avenir, ce n’est pas vouloir raconter toutes ses histoires. Certes, nous en avons tous plusieurs, qui s’entrecroisent, se mêlent, se superposent, se soutiennent, etc. Une histoire professionnelle, une histoire amoureuse et conjugale, une histoire familiale, une histoire personnelle, une histoire intellectuelle, une histoire spirituelle, etc.
Mais il suffit déjà largement de commencer par identifier des étapes qui ont marquées des tournants, par le souvenir de figures qui ont stimulé nos quêtes de vie - des personnes, des modèles, des rêves, des cauchemars.
Si vous dites maintenant que cela vous parait bien dépasser vos capacités littéraires ou votre emploi du temps, je peux vous proposer un coach personnel - tout à fait gratuit en plus !

Car vous avez raison : aucun roman n'aurait jamais existé sans ce que l'on appelle aujourd'hui un coach d'écriture, autrefois une muse, une égérie. Mais l'inspiratrice ou l'inspirateur que je vous propose ne relève en rien d'un aguichage - ce coach personnel, c'est votre Bible, en partant du texte que nous avons lu ce matin.
Nous savons pourtant bien que la Bible est une espèce de biographie - certains disent, la biographie d'un peuple, d'autres, la biographie de Dieu lui-même. Je propose d'être plus modeste et d'approcher la Bible précisement comme une école d'autobiographie. La Bible nous apprend, par les récits qui sont faits de mémoire, à nous souvenir de notre vie, en particulier de ce qui fait sens et de ce qui fait scandale.

L'exemple originel du fonctionnement de cette "école d'autobiographie" est l'histoire des premiers humains : Pour comprendre d'une façon juste les récits d'Adam et d'Eve dans le livre de la Genèse, il faut renoncer à vouloir les situer dans les filiations empiriques et biologiques. Les deux figures théologiques que sont Adam, le "Terrien", et Havva, "la Vivante", sont destinés à nous faire comprendre le sens de notre vie, non pas la couronne de notre arbre généalogique.

Ainsi, les figures des récits de la Bible veulent nous apprendre davantage sur nous-mêmes, sur notre présent vécu comme présence d'un Autre, que sur le passé de quelques nomades des temps reculés. C'est en prenant la Bible pour notre coach personnel du "faire-mémoire" et de l'autobiographie, qu'elle déploie son vrai potentiel spirituel, sa force d'instruction et d'encouragement.

Notre lecture est parfaitement claire sur le sens de cette démarche : Tu te souviendras de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t'a fait parcourir depuis quarante ans dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté ; ainsi il t'éprouvait pour connaître ce qu'il y avait dans ton cœur et savoir si tu allais, oui ou non, observer ses commandements… tu reconnais, à la réflexion, que le SEIGNEUR ton Dieu faisait ton éducation comme un homme fait celle de son fils.

Le souvenir d'Israël est d'abord souvenir d'une pauvreté, d'une affliction, d'une épreuve, que le livre du Deutéronome comprend comme une éducation de la part de Dieu. L'autobiographie d'Israël que constitue la Torah, le souvenir de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t'a fait parcourir, non seulement ne fait pas abstraction des passages à vide, des temps de souffrances et de doutes, mais elle les privilégie dans la mémoire !

Israël, pour se connaître, se souvient avant tout de ses épreuves et ainsi de la délivrance reçu comme un cadeau de vie, délivrance qui devient alors toujours à nouveau le coeur de l'identité du peuple de Dieu. Cela est contenu dans ce beau verset qui résume l'expérience de foi d'Israël : "L'homme ne vit - et survit - pas de pain seulement, mais de tout ce qui sort de la bouche du SEIGNEUR."

Or, si nous prenons ce texte pour une première leçon de notre école d'autobiographie, il pose aussi un problème important. Certes, le souvenir de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t'a fait parcourir ne saurait pas non plus, dans mon cas, faire abstraction des passages à vide, des temps de souffrances et des temps de doute - mais est-ce que je dois les privilégier dans ma mémoire ? Pour me connaître, dois-je me souvenir avant tout des épreuves, pour reconnaître la délivrance reçu comme un cadeau de vie ? C'est une tendance bien connue dans les récit de vie chrétienne : le mal devient nécessaire pour mettre en valeur les bienfaits, voire les conversions. Le mal, vu dans le rétroviseur, est le matériau qui fait de ma vie un drame digne d'être raconté.

Certes, il n'est pas sain d'escamoter, dans notre souvenir, les temps de désert et de souffrance. Nous savons par la psychanalyse les déséquilibres et les dévastations psychiques que le déni d'une blessure peut causer. Ecrire sa vie, c'est aussi oser dire le mal, oser nommer sa souffrance.


Pourtant, nous ne devrions pas en faire un mal "nécessaire" et un matériau dramatique : aucune présentation de devrait enlever à la souffrance le caractère de non-sens, le côté indicible et incompréhensible. La souffrance reste absurde, même vue dans le rétroviseur.

Notre lecture biblique a été parfois utilisé pour justifier la souffrance d'Israël, et donc la souffrance humaine, comme un élément nécessaire d'éducation et de maturation. N'est-il pas dit que le SEIGNEUR t'a fait parcourir (la route) dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté ; ainsi il t'éprouvait pour connaître ce qu'il y avait dans ton cœur… il t'a mis dans la pauvreté, il t'a fait avoir faim" ? Le mal viendrait donc de Dieu, et serait donc un mal nécessaire pour se connaître ?

Là, il faut faire attention dans notre interprétation : Il serait, pour nous, parfaitement absurde de dire "Des souffrances, il en fallait bien pour mon éducation et ma maturation", car qu'est-ce que j'en sais ? Dois-je vraiment affirmer que la souffrance avait un sens pour pouvoir la nommer ?
Ne puis-je pas simpement reconnaitre qu'elles étaient bien réelles, ces souffrances ; qu'il n'est pas seulement une illusion, ce mal ? Dire simplement "Des souffrances, il y en avait, il y en a, il y en aura dans ma vie, et c'est parce que j'accepte de m'en souvenir qu'elles sont devenues un élément de mon éducation et de ma maturation".
En aucun cas, le texte nous pousse à justifier le mal comme une volonté divine. La Bible nous encourage au contraire à partager le cri de tout être humain face au scandale de la souffrance.

Contrairement au peuple dans notre lecture, nous ne sommes pas encore arrivés au bord de la terre promise. Nous devons nous tenir, pour le temps qui nous sera encore donné, au bord de nos misères comme de nos bonheurs. La Bible nous apprend et nous encourage à nous souvenir de notre vie, de tout ce qui fait sens et de tout ce qui fait scandale, et de vivre ainsi notre présent comme présence inspiratrice d'un Autre. AMEN.

mardi 25 décembre 2012

Noël, le "second life" de Dieu

- Esaïe, chap. 45, vv 5 à 13 -

J'aimerais commercer par vos raconter une anti-histoire de Noël. C’est l’histoire de David et Amy, deux Anglais qui cherchaient… une nouvelle vie peut-être ? Dans leur recherche tout à fait réelle, ils se sont rencontrés virtuellement, sur Internet, dans un “chatroom” - un site où l’on échange des messages sans se voir et sans savoir qui est l’autre réellement. Or, David et Amy ont eu “le déclic” - et ils ont voulu se rencontrer dans la réalité. Dans la réalité, ils sont même allés jusqu’à se marier ; mais leur recherche d’une autre vie n’était pas pour autant terminée, recherche que chacun poursuivait toujours seul devant son ordinateur, comme c’est le cas aujourd’hui dans beaucoup des familles.

Et c’est là que l’histoire de David et Amy devient un peu rocambolesque. Car nos deux amis avaient découvert un jeu sur Internet qui est devenu, depuis 2003, un des lieux les plus populaires du monde virtuel avec 24 millions d’abonnés. Ce jeu s’appelle SECOND LIFE - ce qui dit tout de l’intérêt que les joueurs y trouvent : une seconde vie, virtuelle, une nouvelle vie sans les limites du monde matériel. Dans SECOND LIFE, chaque joueur crée son personnage virtuel que l’on appelle un “avatar”. C’est à travers cet avatar qu’il vit dans le monde virtuel, et qu’il peut visiter des villes virtuelles, construire sa maison de rêve, rencontrer d’autres avatars, discuter avec eux, prendre des cours de langue, etc - vous imaginez qu’il y a là des possibilités qu’on n’imagine même pas.

David et Amy, qui étaient toujours mariés réellement -et qui vivaient donc dans un même appartement, chacun devant son ordinateur- se construisaient une vie virtuelle dans SECOND LIFE, et s’y fréquentaient. Cela nous en dit aussi long sur leur vie réelle… Dans SECOND LIFE, l’avatar de David était propriétaire d'un club de nuit, qui se déplaçait dans un hélicoptère lourdement armé ; Amy était animatrice de boite de nuit. (Le journal qui a raconté leur histoire réelle précisait -un peu méchamment- qu’en réalité, les deux étaient au chômage).

Toujours est-il que le vrai David et la vraie Amy commençaient à avoir de vrais problèmes quand l’avatar de David prenait l’habitude de sortir virtuellement avec d’autres personnages virtuels - ce qui veut dire qu’il y passait réellement ses journées et ses soirées, devant l’ordinateur. Finalement, l’avatar de David s’est fiancé virtuellement avec un joli avatar féminin sur SECOND LIFE - et il a divorcé de la vraie Amy. David prétendait alors être fiancé avec la vraie personne derrière le joli avatar qu’il fréquentait, une femme qu’il n’a jamais rencontré réellement puisqu’elle vit à quelques milliers de vrais kilomètres, à l’autre bout du monde.

Quel rapport cette histoire réelle -mais bien virtuelle- peut-elle avoir avec un Dieu qui vient au monde ? Qui nous invite non pas à fuir dans un monde virtuel, mais à revenir constamment sur terre, selon le livre du prophète Esaïe?

Eh bien, Quand j’ai lu ce texte, j’ai cru y trouver, dans un premier temps, le récit d’un Dieu semble vouloir commander un avatar, son représentant dans un monde qu’il regarde d’en haut :

Je façonne la lumière et je crée les ténèbres, je fais la paix et je crée le malheur ; c'est moi, le SEIGNEUR, qui fais tout cela. (…)
C'est moi qui ai fait la terre et qui sur elle ai créé l'homme ; ce sont mes propres mains qui ont déployé le ciel, et c'est moi qui commande toute son armée.

Dans les récits de la naissance de Jésus, cette idée d’un Dieu qui commande une espèce d’avatar semble être incontournable : C’est lui qui crée de toutes pièces l’humain Jésus, c’est lui qui commande à Marie, c’est lui qui explique à Joseph comment s’y prendre, c’est lui qui dirige les étoiles et les sages de l’Orient etc.

Si c’est cela le projet de Dieu, l’histoire de Noël ne semble que prolonger et déployer l’idée d’un Dieu inaltérable, immuable, inusable, que la philosophie appela le ‘premier moteur immobile’, ou ‘cause première’, ou ‘l'absolu’. C’est ce que l’humanité, aussi à travers la spiritualité hébraïque, a lentement sécrétée, distillée et élaborée : Je suis le SEIGNEUR, et il n'y en a pas d'autre, à part moi il n'y a pas de Dieu ; (…) en dehors de moi il n'y a que néant : je suis le SEIGNEUR, et il n'y en a pas d'autre.

Tout cela est une magnifique confession de foi - aussi longtemps que Jésus n’est qu’un avatar. Si Jésus n’était qu’un personnage “télécommandé” dans un jeu divin que Dieu s’est crée, 2000 ans avant l’invention de SECOND LIFE, nous pourrions rester avec notre Dieu ou Anti-Dieu immobile, continuer à le craindre un peu de temps en temps, et l’aimer un peu de temps en temps, et l’ignorer la plupart du temps.

Or ce que nous savons par la suite de l’histoire de Jésus, c’est qu’il n’était pas un avatar.

Les Evangiles nous racontent l’histoire d’un homme qui a été tout autre chose qu’un jeu virtuel. Le Nouveau Testament, malgré son profond enracinement dans la spiritualité hébraïque, témoigne au-delà des histoires de Noël d’une nouvelle vie de Dieu qui vient au monde - non pas comme par un avatar télécommandé et quasi-virtuel. Un Dieu qui vient réellement au monde. Un Dieu qui vit lui-même une conversion.

En Jésus et dans l’Eglise, Dieu a réellement commencé une seconde vie, une vie où les vieilles paroles comme “Je suis le SEIGNEUR, et il n'y en a pas d'autre” etc ne changent pas grand chose à la réalité. Ce monde où Jésus a vécu, le monde où nous sommes ses disciples, ce n’est pas un monde à la SECOND LIFE, où la divine gravité reste inaltéré : c’est un monde où l’on souffre, où l’on pleure, où l’on meurt. La seconde vie de Dieu est donc une vie où Dieu souffre, où il pleure, où il meurt lui-même.

Noël comme une histoire réelle a donc un effet radical sur notre image de Dieu : Il est toujours le SEIGNEUR, mais il y en a bien un autre maintenant : Nous connaissons Jésus, l’autre de Dieu.

A travers l’histoire de Jésus, nous réalisons que Dieu a adopté une “deuxième vie” avec les hommes : il ne nous est plus salutaire de l’approcher à priori comme “maître du jeu”, le “grand joueur” qui affirme : Je façonne la lumière et je crée les ténèbres, je fais la paix et je crée le malheur ...

Dieu a réellement commencé une seconde vie à travers Jésus. Dans cette seconde vie, il a changé radicalement de perspective : il regarde le monde et ses enfants non plus d’en haut, comme un joueur de SECOND LIFE qui manipule son avatar.

Dans cette seconde vie, Dieu regarde le monde et ses enfants dans la perspective qui est la nôtre : enfermé, engagé dans une réalité où l’on doit accepter que les corps vieillissent, accepter que les relations humaines ne sont pas réductibles à quelques sms ou quelques bonheurs futiles, un monde où il faut assumer la personne que l’on est pour exister, où l’on ne peut pas garder son identité secrète et intacte quand on va à la rencontre d’autrui.

Dieu fait désormais partie de ce monde qui l’atteint, qui ne le laisse pas inchangé.

Frères et soeurs, en Jésus, et à travers l’histoire humaine de ceux qui le suivent, Dieu change. Son identité n’est plus comparable à celle d’un roi des destins, un ‘premier moteur immobile’, inaltérable, immuable, inusable ; il se connaît, il se fait connaître désormais tel qu’un enfant de ce monde, fragile et plein de questions.

Et en ce jour de Noël, nous pouvons justement nous interroger, en compagnie de ses amis et de ses détracteurs : Quel est l’avenir de ce Dieu qui se fait connaître par le plus fragile d’entre nous ?
Nous savons désormais qu’il ne saurait se téléguider sur son ordinateur au ciel. L’avenir de Dieu est entre nos mains et dans nos bouches, l’avenir de Dieu se joue, sans jeu de mots, dans notre réalité vraie ; non pas dans un SECOND LIFE spirituel et religieux, mais dans cette première et dernière vie qui nous est donnée. L’avenir de Dieu dépend maintenant de notre générosité, de notre créativité, de nos paroles d’amitié et d’intelligence.
Oui, Dieu vient au monde, là où nous méditons sa conversion à travers nos actes. Voici Noël, Amen.

dimanche 9 décembre 2012

Joseph, mari d'une femme élue

- Matthieu 1, 15-16.18-25 -

Soyons francs, chers amis : on a tous rêvé - ou on rêve toujours - de vivre dans un couple parfait. Un couple harmonieux, inséparable, uni, fidèle, passionnant, tendre, durable, admiré... Et puis voilà, on constate que les relations amoureuses ne sont pas constamment un chemin bordé de roses. Certains disent du coup que la vie en couple, ce ne sont que des crises et des résolutions de crise. En effet, nous ne saurons oublier que nous ne sommes jamais au même diapason que notre partenaire. Alors, il doit bien y avoir une recette magique pour que ça tienne ! Mais quand nous nous retrouvons avec ces couples au long cours qui se tiennent encore la main après une vie entière passée côte à côte, devant nos interrogations – « Comment faites-vous ? » –, eux nous répondent avec un soupir :
« Comme on peut »...

Nous cherchons quand même un mode d’emploi ? Les psys, notamment, nous l’ont fourni. Un couple qui dure, nous ont-ils expliqué, passe par quatre étapes : la fusion, la différenciation, l’exploration, l’association. Et entre chaque «…ion », le spectre de la séparation. De ces concepts, nous avons fait des normes. Comme dans les jeux vidéo, un moment d’inattention et, hop ! nous sommes morts. Ensuite, libre à nous d’essayer encore avec un nouveau partenaire. D’ailleurs, ça tombe bien, le monde entier ne cesse de nous pousser au zapping. « Inutile de tenir au premier venu si le deuxième est fait pour vous », assure ainsi la publicité d’un site de rencontres. De cet amalgame entre concepts psy mal compris – mais soigneusement entretenus – et idéal du « nous » qui confond couple et jouissance permanente, des idées reçues ont formé un semblant de savoir-vivre en couple, plus nocif qu’il n’y semble.

La lecture biblique de ce matin nous propose de jeter un regard par le trou de la serrure chez M. et Mme Joseph de Nazareth. Or, pour un couple modèle, voici que des crises ! Ca commence déjà très mal : à peine fiancés, la séparation est déjà dans les tuyaux. Il paraît que Joseph ait du mal à se souvenir de l'intensité de leur première rencontre : Marie se trouve en tous cas enceinte avant les festivités officielles. Il fut un temps où ça, il fallait à tout prix éviter ! Joseph se résout donc à une solution dont on ne comprend pas très bien le bon sens : au lieu de dénoncer Marie publiquement, il lui propose de la répudier en secret. Ca, c'est bien une façon masculine de réfléchir ! Joseph tente de sauver non pas son couple, ni l'enfant, mais son image publique, sa réputation. Le fait que Marie, exclue de la société, allait ainsi se retrouver seule avec l'enfant, n'est pas un critère essentiel dans son calcul.

C'est donc l'enfant qui sépare le couple. Tiens, ça sonne pas si étrange à nos oreilles non plus. A notre époque, ça s'appelle un "baby clash". Ce n'est donc pas si nouveau...
Chez M. et Mme Joseph aussi, l’arrivée d’un enfant provoque une crise au sein de la relation du couple.

Mais avant de revenir à la figure, d'emblée pas très sympathique, de Joseph, je ne veux pas tourner autour du pot : A la fameuse question de la "conception virginale" de Marie, je n'ai pas de réponse particulièrement astucieuse à vous proposer. Je constate d'abord que le récit de Matthieu présente bien Joseph comme le père de l'enfant, dans la généalogie qui ouvre son livre, même si c'est dit dans une formule un peu alambiquée : "Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus". Mais dans une généalogie biblique, on indique bien le père, le grand-père, l'arrière-grand, etc., c'est ainsi que ça fonctionne. Nous comprenons donc : Joseph est bien le père de Jésus.

C'est ensuite que les choses se compliquent. Nous entrons dans un récit qui ne s'intéresse guère à la relation conjugale de Joseph et de Marie, mais à la relation du lecteur biblique à la figure de Jésus-Christ. La visée de Matthieu est de communiquer à ses lecteurs, par référence à la Bible hébraïque, que l'enfant dont il est question, est le sauveur évoqué dans les livres des prophètes, "celui qu'on appelle le Christ".

Matthieu va donc tirer tous les registres de la lecture créative des prophètes : coup par coup, les annonces prophétiques s'accomplissent, et créent ainsi la figure littéraire, biblique, théologique, du Sauveur. Dans ce schéma, il fallait bien que Joseph et Marie fassent plus tard un tour par l'Egypte, parce que le prophète Osée avait transmis ce rêve de Dieu : "D’Egypte j’ai appelé mon fils." Auparavant, il fallait bien que les trois mages de l'Orient soient guidé par l'étoile brillante, puisque le livre des Nombres avait annoncé : "Un astre sort de Jacob, un sceptre s’élève d’Israël." Il fallait bien que tout cela se passe dans le petit bled de Bethléem, parce que le prophète Michée avait annoncé : "Et toi, Bethléem, terre de Juda, de toi sortira un dirigeant qui fera paître Israël, mon peuple."

Et, finalement, ou premièrement, il fallait bien que cet enfant naisse d'une vierge, car, dans la traduction greque du livre du prophète Esaïe, il est dit : "Le Seigneur lui-même vous donnera un signe : la jeune fille vierge est enceinte, elle mettra au monde un fils et l’appellera du nom d’Immanou-El («Dieu est avec nous»).

Nous sommes donc dans un récit qui répond à une histoire de prophéties, d’espérance d’un avenir avec Dieu. Matthieu nous dit : C’est bien avec cet enfant que votre avenir avec Dieu a recommencé - conformément aux prophètes, il est né d’une vierge à Bethléem, surplombé d’une étoile, fuyant à et revenant finalement d’Egypte.

On ne peut donc pas dire que tous ces récits sont simplement inventés. Ils sont écrits dans une logique autre que celle de la biologie ; ils racontent une théologie. Dans cette théologie de Matthieu, Jésus est le fils de Dieu, né de la vierge Marie. En même temps, dans une perspective plus matérielle, il est bien le fils de Joseph.

Justement, revenons à peu à celui-là, avec sa fiancée Marie. La crise de leur couple semble donc assumée, c’est fini. C’est alors qu’une «solution» apparaît qui, encore, montre que l’amour de Dieu est plus grand que le malheur des hommes.
Comme Joseph se résout à se séparer de Marie, «l’ange du Seigneur lui apparut en rêve» et lui annonce cet l’enfant particulier qui s’appelle «Dieu avec nous». «A son réveil, Joseph fit ce que l’ange du Seigneur lui avait ordonné, et il prit sa femme chez lui. Mais il n’eut pas de relations avec elle jusqu’à ce qu’elle eût mis au monde un fils, qu’il appela du nom de Jésus.» La sensibilité de Joseph, sa disponibilité pour cette voix venant d’ailleurs, et qui est plus forte que sa voix intérieure, a sauvé le couple.

Avec Joseph, nous apprenons ainsi qu’il faut comprendre une « crise » dans un couple (ou ailleurs) non seulement comme ce qui définit la période qui sépare deux périodes d’équilibre, mais comme l’occasion de trouver un nouveau sens à l’avenir commun. Dans un couple, il faut accepter qu’avec un enfant, la relation ne sera plus la même. La mère développe cette connaissance de son enfant au point de comprendre ses besoins alors qu’il a peu de moyens de les exprimer. Le père, petit à petit, prendra conscience que la naissance est un des rares événements vraiment irréversibles dans son existence.

Il est bon de se souvenir pendant le temps de l’Avent que ce n’est pas nous qui faisons notre avenir, ainsi que nous ne « faisons » pas les enfants, comme on dit si légèrement. Avec Joseph, nous comprenons au contraire qu’à l’instar de l’enfant qui peut construire le couple, l’enfant Jésus et son histoire prophétique construit pour nous un avenir qui nous rappelle une fois pour toutes que l’amour de Dieu sera, quoi qu’il arrive, plus grand que le malheur des hommes. Amen. 

dimanche 2 décembre 2012

Léa, une femme seconde

- Genèse, chap. 29, 16 à 35 ; chap. 30, 17 à 21 -

Seigneur, donne-moi le courage
de changer ce qui peut l’être,
la grâce d’accepter avec sérénité
ce qui ne le peut pas,
et accorde-moi le discernement nécessaire pour faire la différence
entre les deux.


Cette « prière de la sérénité » est devenu un classique de la spiritualité humaine.
Malgré des années de travail par des chercheurs sérieux, et beaucoup d’hypothèses par des chercheurs amateurs, l’origine exacte de la « prière de la sérénité » demeure un mystère.

Toutefois, une chose semble incontestée : c’est la revendication de paternité du théologien américain Reinhold Niebuhr, qui affirmait qu’il l’avait écrite, à la fin des années 30, comme conclusion à une prédication. Il admet pourtant que la phrase était connue par l’empéreur et philosophe stoïcien Marc Aurèle qui la formulait ainsi : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé ; et le courage de changer ce qui peut l’être ; mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. »

Ce qui est sûr, c’est que cette prière a fait son chemin à travers les temps, qu’elle a inspiré des hommes et des femmes de tous horizons, au point qu’elle est aussi devenue la prière, voire la devise, des Alcooliques anonymes.

En lisant l’histoire - pour le moins - rocambolesque et saugrenue de Léa, la femme seconde du patriarche Jacob, je me dis que la prière de sérénité pourrait bien remonter jusqu’à elle. Car cette Léa devait bien être une spécialiste choses qu’on ne peut pas changer dans la vie, que l’on subit, avec lesquelles il faut apprendre à vivre sans les avoir choisi.

Léa a dû affronter au moins deux réalités dans sa vie qu’elle n’avait certainement pas choisi : le mariage imposé et imprévu avec Jacob et le manque d’amour vis-à-vis d’elle de la part de son mari.

Ces réalités - l’imprévu, le manque d’amour (ou la déloyauté) - sont bien présentes dans notre vie, et avec quelques autres - la souffrance, l’injustice, l’impermanence (ou la finitude) - elles font partie de ce que nous devons apprendre à accepter pour pouvoir traverser ces épreuves, simplement pour survivre.

D’abord : Qui est cette Léa pour qu’elle devienne une mère de sérénité pour nous ? A priori, rien ne la destinait à devenir une des matriarches d’Israël, avec sa soeur Rachel, l’aimée de Jacob. Le narrateur présente Léa en disant simplement qu’à la différence de Rachel qui était d’une très grande beauté, Léa avait des yeux « doux ».

L’adjectif hébreu que l’on traduit ailleurs par tendre ou par délicat, peut être compris comme un signe de beauté ; mais il est vrai que l’on a aussi compris, par opposition à la beauté de Rachel, que Léa avait un regard terne, « des yeux délicats », ou même, comme traduisait Luther dans toute sa brutalité, « ein blödes Gesicht » (un visage bête).

Cette brutalité est réelle dans la vie de Léa. Quand elle doit affronter un imprévu qui nous parait aujourd’hui monstrueux pour elle, le mariage forcé avec Jacob, elle subit seulement les moeurs et une organisation sociale qui prévalait pendant des milliers d’années : la mariage est un contrat conclu entre hommes, entre le père et le mari. Le scandale que le récit met en avant n’est pas l’imprévu pour Léa, mais pour Jacob qui s’est fait avoir, on dirait, dans cette affaire qui ressemble à un vaudeville.

C’est presque étonnant que le texte, qui n’est pas tendre avec les femmes, nous rende attentif au fait que Léa souffrait du manque d’amour de son mari, puisque ce critère était tout à fait secondaire dans un mariage de l’époque.

C’est peut-être à cause de cette dimension de sympathie que nous partageons la douleur de Léa. Car au-delà le fait que les choses ne se déroulent pas toujours selon nos plans non plus, nous pouvons ici avoir la sensation
de ne pas maîtriser notre vie. C’est cela qui nous fait peur. Au désarroi qui nous envahit quand nos plans sont contrariés s’ajoute le sentiment d’être fondamentalement seul dans notre histoire. Plus le sentiment d’avoir été peu soutenu, mal accompagné dans l’enfance est grand, plus les « non » de la vie sont difficiles à accepter.

En revanche, si l’on accepte, comme Léa semble le faire, cette idée que l’existence elle-même est soumise aux lois de l’univers, notre désir si humain de toute-puissance s’en trouve un tout petit peu relativisé. Nous pouvons ensuite nous demander de quel manque nous souffrons en fait : Quelle satisfaction attendions-nous exactement ? C’est en identifiant notre attente déçue que nous pouvons réfléchir à d’autres moyens de les satisfaire. Cet examen de nos actes, des événements de notre vie peut nous ouvrir à une dimension plus sensible et plus intuitive de l’existence.

La deuxième réalité que nous affrontons à travers l’histoire de Léa est celle du manque d'amour. Être aimé et se sentir aimé signifient se sentir reconnu, validé dans son existence. Il est aujourd’hui établi à quel point ce manque de reconnaissance provoque un état d’inquiétude permanente. Même si l’histoire de Léa se termine finalement bien, puisqu’elle reçoit la reconnaissance  par la naissance de ses enfants, nous comprenons pour notre vie que sans le regard aimant des autres – amis, conjoint, famille, collègues –, nous ne nous sentons plus exister, notre identité personnelle se trouble.

Il est vrai que souvent, la demande d’amour est aujourd’hui une demande de reconnaissance identitaire. Si elle reste sans réponse, c’est le sens même de notre vie qui nous échappe.
La déloyauté renvoie à la même  négation de soi : être trahi, cela signifie voir sa confiance, ses droits et ses besoins ignorés, bafoués. La trahison brise le contrat tacite qui prévaut dans tout échange humain équilibré : je donne et je reçois à hauteur de mon don.

Lorsqu’il y a rupture violente du contrat, c’est non seulement notre confiance en l’autre qui est abîmée, mais aussi notre confiance en nous-même (« Qu’est-ce que je vaux pour être traité avec si peu d’égards ? »).

Avec Léa, nous apprenons qu’une relation est toujours une co-création. Dans toute relation, il est important de comprendre ce qui est de notre fait, et non de notre faute, comme disait Françoise Dolto. Qu’ai-je donné et comment ? Qu’ai-je attendu de l’autre ? Ai-je été capable de satisfaire moi-même mes besoins essentiels ?

En priant, avec Léa, pour le courage de changer ce qui peut l’être,
pour la grâce d’accepter avec sérénité ce qui ne le peut pas,
et pour le discernement nécessaire pour faire la différence entre les deux,
nous pouvons assumer le chantier que représente notre vie, malgré nos effort de la canaliser et de lui enlever tout risque. Cette sérénité est toujours une nouvelle façon d’expérimenter que l’amour de Dieu est plus grand que le malheur des hommes. Amen.