dimanche 28 avril 2013

Sauver le Dieu qui sauve

- Genèse 18, 20 à 32 -


La bénédiction de Dieu n'est pas une voie à sens unique : Dieu nous parle, afin que nous puissions aussi parler à Dieu. La bénédiction que Abraham a reçu pour tous les hommes nous permet de faire avancer un "dieu en colère" vers le Dieu de la bienveillance. Nous sommes invités à donner à Dieu les arguments dont il a besoin pour croire en notre monde ; la défense de Dieu passe donc bien par notre capacité de lui parler de sa grâce, d'argumenter son projet de justice pour le monde.




La relation à Dieu, dans notre logique habituelle, est par définition une relation inégale. Dieu est le chef de cette relation, pensons-nous ; Dieu commande, l'homme exécute ; Dieu parle, l'homme écoute ; Dieu se tait, l'homme désespère. À la fois notre confession de foi et la critique de la religion dépendent pour beaucoup de cette image d'un Dieu souverain, ferme, inébranlable, immuable, impassible. Dans la confession de foi, suivant une certaine expérience spirituelle, nous affirmons Dieu comme celui qui nous aide à avancer dans la vie parce qu'il nous permet de mettre notre petite réalité en grande perspective, grâce à ce point constant à l'horizon qu'il établit. Nous affirmons Dieu comme "moteur" qui constitue la raison d'être de tout mouvement, mais qui lui même ne bouge jamais. Dieu, avec son plan éternel, resterait donc inaccessible, impénétrable, inatteignable.

La critique de la religion et en particulier l'athéisme dogmatique dépendent également d'un tel dieu souverain qui humilie l'humanité par principe. Le et les dieu(x) qu'ils s'efforcent à supprimer, c'est précisément cette idée d'un monarque insurpassable, indépendant de l'humanité et son suprême propriétaire qui nous enlèverait toute liberté, toute responsabilité, tout engagement véritable.
Eh bien, chers amis, je crains que ce paysage si bien ordonné tant religieux qu'athée soit totalement mis à sac par notre lecture biblique de ce matin.

Car nous y rencontrons certes un Dieu souverain, mais qui est loin d'être inébranlable, immuable, impassible, inaccessible, impénétrable, inatteignable, et de ne jamais bouger. Au lieu de définir Dieu comme monarque indépendant de l'humanité, suprême propriétaire qui nous enlève toute liberté et toute responsabilité, le texte relate un entretien où l'homme commande, et Dieu s'exécute ; l'homme parle, et Dieu écoute ; l'homme se tait, et Dieu désespère du monde.

Ce dialogue entre Abraham et Dieu devant la déchéance de Sodome et Gomorrhe est à proprement parler surréaliste. Il jette des bases d'une tout autre conception de la relation avec Dieu. Il nous fait connaître une dimension de notre humanité que 'la religion' traditionnelle et l'athéisme folklorique ont complètement laissée de côté : celle de partenaires égaux dans un dialogue exigeant avec Dieu, un dialogue dont Dieu aussi, à notre image, a besoin pour ne pas désespérer du monde. Un dialogue qui fait de chacun de nous, enfants d'Abraham, un compagnon de Dieu sur le chemin de la reconnaissance et de la réformation du monde.

Je voudrais particulièrement mettre en évidence trois aspects de ce texte qui est extrêmement riche en facettes.

Le premier aspect est cette relation à Dieu qui permet aussi à Dieu d'avancer dans sa vie. Il est vrai que Dieu vient en premier pour nous envoyer sur nos routes par sa bénédiction, tel un Abraham ; pour nous encourager à gagner un peu de hauteur dans notre existence qui a toujours tendance à s'enfoncer dans le sol, voire le sous-sol, du monde. La bénédiction de Dieu nous met en mouvement; le "Va vers toi vers le pays que je te montrerai" de Genèse 12 nous engage à quitter tous les jours les lieux communs du passé ; la promesse de Dieu "Je te bénirai, et tu seras une bénédiction" nous appelle à ne pas céder au je-m'en-foutisme ambiant, mais à dire du bien du monde comme Dieu a dit du bien de nous.

Seulement, cette bénédiction n'est pas une voie à sens unique. Dieu nous parle, afin que nous puissions aussi parler à Dieu. Dieu nous bénit, afin que nous puissions aussi bénir Dieu. Cette bénédiction que Abraham a reçu lui permet, dans le dialogue que nous avons lu, de faire avancer un dieu en colère vers le Dieu de la bienveillance. On dirait que Dieu a besoin de son compagnon humain pour devenir ce qu'il est ! Car Abraham n'invente rien quand il rappelle au "juge de toute la terre" qu'il n'est pas opportun de mettre à mort le juste avec le méchant, "de sorte qu'il en serait du juste comme du méchant". L'équité dont Abraham se fait défenseur est celle qu'il a apprise de Dieu. Nous l'avons souvent dit et entendu dans l'Église : dans la relation avec Dieu, l'homme reçoit afin qu'il puisse donner ; mais dans le contexte du dialogue d'Abraham et de Dieu, nous remarquons que nous sommes également incités à donner à Dieu les arguments dont il a besoin pour croire en notre monde ! La défense de Dieu passe donc bien par notre capacité de lui parler de sa grâce, d'argumenter son projet de justice pour le monde.

Cela m'amène au deuxième aspect que je voudrai relever. Avec Abraham, nous apprenons que discuter et argumenter font partie intégrante de la foi, y compris la discussion avec Dieu. Je comprends qu'il ne s'agit là en premier lieu de discussions savantes, qui tourneraient autour des questions de statut du discours, de l'insoutenable méta-langage et des figures stylistiques (même si l'on peut s'étonner de l'art rhétorique d'Abraham emploie, quand il s'adresse à Dieu : "J'ose te parler, Seigneur, alors que je ne suis que poussière et cendre" ; "Je t'en prie, Seigneur, ne te fâche pas si je parle encore", etc.). Je comprends que la "discussion" avec Dieu est une forme essentielle du culte, et une pratique éclairée de la prière. Nous qui partageons parfois trop la méthode des discussions théologiques "sur" le Dieu souverain et toutes sortes de dieux faillibles et infaillibles, nous pouvons apprendre à "discuter" avec lui et avec les autres sous forme de prière, comme nous le faisons par le culte. Car à l'issue des discussions argumentées "sur" Dieu, il ne reste généralement ni Dieu ni argument. Il ne suffit pas de rêver ainsi d'un autre Dieu ; c'est dans la discussion "avec" lui que le prochain Dieu se tiendra au bout de nos arguments.

Le troisième et dernier aspect que j'aimerai relever est celui du rôle d'Abraham dans la "réformation" de l'espoir de Dieu pour le monde. Vous connaissez sans doute la suite de notre histoire : Sodome et Gomorrhe seront quand même détruites, malgré le plaidoyer d'Abraham. La tradition juive explique cela en pointant le nombre 10 : Abraham ne pouvait pas "descendre", dans son argument en faveur des justes, en dessous de 10, car il faut, disent les rabbins, au moins 10 justes pour sauver une ville.

Toutefois, même si cela n'a pas "marché" pour Sodome et Gomorrhe, la reconnaissance du mal et la réformation du monde, dans la relation avec Dieu, passent par notre persévérance et notre courage d'élever la voix. Abraham a en quelque sorte sauvé sa propre humanité, et donc la nôtre, en s'engageant pour la justice. Elie Wiesel raconte une histoire qui nous rappelle ce rôle irremplaçable que nous devons toujours nous réapproprier pour notre propre vie avec Dieu et les hommes :

"Un homme juste vient à Sodome. Il est déterminé de sauver les habitants du péché et de la damnation. Jour et nuit, il marche à travers les rues et les marchés et proteste contre la cupidité et le vol, la fausseté et l'indifférence. Au début, les gens l'écoutent, et poussent des rires ironiques. Puis avec le temps, ils ne le remarquent même plus. Les assassins continuent à assassiner, et les sages se taisent, comme si aucun homme juste n'était au milieu d'eux.
Un jour, un enfant s'adresse à l'homme qui proteste, troublé de pitié de ce prédicateur sans succès, il lui demande : "Pauvre étranger, tu cries jusqu'à perdre ta voix. Ne vois-tu pas que cela n'a aucun effet?" L'homme répond : "Bien sûr que je le vois". L'enfant demande à nouveau: "Alors pourquoi tu continues?" L'homme répond : "Je vais te le dire. Au début, je croyais que je pourrai changer les gens et le monde. Aujourd'hui je sais que cela n'est pas possible. Mais je continue à protester, car même si je n'arriverai pas à changer les autres, je voudrais éviter qu'ils arrivent eux, finalement, à me changer."

AMEN !