dimanche 5 mai 2013

Prier comme Prévert

- Matthieu 6, 7 à 13 -

« Notre Père qui êtes au cieux
Restez-y
Et nous nous resterons sur la terre
Qui est quelquefois si jolie
Avec ses mystères de New York
Et puis ses mystères de Paris


Qui valent bien celui de la Trinité
Avec son petit canal de l’Ourcq
Sa grande muraille de Chine
Sa rivière de Morlaix
Ses bêtises de Cambrai
Avec son océan Pacifique
Et ses deux bassins aux Tuileries
Avec ses bons enfants et ses mauvais sujets
Avec toutes les merveilles du monde
Qui sont là
Simplement sur la terre
Offertes à tout le monde
Éparpillées
Emerveillées elles-mêmes d’être de telles merveilles
Et qui n’osent se l’avouer
Comme une jolie fille nue qui n’ose se montrer
Avec les épouvantables malheurs du monde
Qui sont légion
Avec leurs légionnaires
Avec leurs tortionnaires
Avec les maîtres de ce monde
Les maîtres avec leurs prêtres leurs traîtres et leurs reîtres
Avec les saisons
Avec les années
Avec les jolies filles et avec les vieux c**s
Avec la paille de la misère pourrissant dans l’acier des canons »

Ce poème de Jacques Prévert (paru dans le recueil « Paroles » en 1949) a souvent été considéré comme une anti-prière. Elle sonne en effet comme un défi de la religion, comme un refus de se soumettre à un Dieu qui déciderait pour nous de telle ou telle question qu’on aurait à lui soumettre dans la prière.

Mais la désinvolture ne devrait pas cacher une démarche qui relève, à mon sens, de la même intention que celle proposée par Jésus dans le texte évangélique : celui qui veut vraiment prier doit commencer par « débondieuser », comme aimait dire Henri Meschonnic.

Ce qui me frappe à nouveau dans ce bout du sermon sur la Montagne est le décalage d’avec les idées reçues que nous nous sommes faites par rapport à la prière. Prier, pour Jésus, est sujet à un apprentissage en même temps qu’à un désapprentissage.

Dans notre perspective habituelle, nous nous disons : « Prier, c’est existentiel, c’est naturel, etc. », et donc vous n’aurez pas besoin de l’apprendre ; ou bien nous disons : « Prier, ce n’est pas mon truc, les suppliques et les objurgations, ça ne correspond pas à ma façon d’être » ; et vous ne l’apprendrez donc jamais.

La prière que Jésus évoque ne correspond pas à ces idées d’un don naturel ou d’une activité pieuse. Ce dont il parle ne semble même pas être une démarche religieuse particulièrement ambitieuse.

Pour illustrer son propos, il choisit quelques bribes de prières juives dans un langage assez populaire. Le « Notre Père » de Jésus n’a rien de pompeux ni même de rituel : c’est bien là le décalage avec notre culture chrétienne qui en a fait une récitation solennelle, apprise par cœur et répété à longueur de journée. Nous ne connaissons plus la fraîcheur de ce simple « Notre Père » de Jésus, tellement nous l’avons répété et mâché. Nous avons en effet besoin de le reformuler, de le réapprendre, afin qu’il retrouve son caractère audacieux initial. Admettons que Jésus devait reformuler lui-même sa prière, s’il devait la redire aujourd’hui : je pense qu’il tomberait pas loin de Jacques Prévert...

Mais au-delà des formes, cette prière de simplicité a un contenu qui en dit long aussi sur la fonction que Jésus attache à la prière.
La partie du sermon sur la Montagne dans laquelle nous avons lu un extrait réinterprète les trois piliers de la piété juive : l’aumône, le jeûne et la prière. L’argument principal de Jésus est que l’identité du croyant ne se joue pas dans ce qu’il fait sous le regard des autres, mais dans la relation au Père qui le voit, dans le secret. Dans la logique du Royaume des cieux, qui est celui du secret et de l’intime, l’acte éthique ou le geste de piété ne sont pas de l’ordre de ce que l’on peut constater à l’œil nu.

Jésus évoque la prière comme étant la seconde des œuvres de piété. Il commence une nouvelle fois par dénoncer l’attitude des hypocrites qui prient en public et lui oppose une prière secrète, dans le lieu même de l’intime.

Négativement, il s’agit d’abord de contester l’attitude naïve qui consiste à prononcer un flot de paroles pour tenter d’obtenir l’exaucement. La confiance dans le Père qui sait ce dont ses enfants ont besoin invalide un type de prière consistant à assouvir la simple demande de satisfaction.

Mais positivement, Jésus propose un modèle de prière qui s’adresse au Père céleste, c’est-à-dire à un autre que nous-mêmes. Cette prière se déploie en deux moments. D’abord, trois demandes concernent le Père dans son acte de révélation auprès des hommes.

La prière ne consiste pas à demander de participer à l’agir divin ni de collaborer à l’accomplissement de sa volonté ; elle est appel à Dieu lui-même pour qu’il se révèle à tous, qu’il fasse venir son Règne et que sa volonté s’accomplisse. La prière est donc d’abord décentrement et abandon de ses préoccupations et de ses prétentions à agir pour Dieu ou à la place de Dieu.

Ensuite, trois demandes concernent la personne qui prie. La demande du pain nécessaire à la vie quotidienne souligne, s’il en était encore besoin, que la prière n’est pas demande d’objet susceptible de combler, mais une confiance absolue dans celui qui, comme Israël au désert, nourrit son peuple au jour le jour.

La demande sur le pardon s’inscrit encore dans le quotidien de nos culpabilités ; c’est une invitation à sortir de la loi du talion, pour s’ouvrir à la possibilité de découvrir un Dieu qui fait grâce. En brisant la symétrie de la loi de réciprocité (toute offense ou toute dette nécessitent réparation ou remboursement sous peine de sanction), le pardon accordé dépasse la logique du talion. Dans la mesure où pardonner brise la logique de réciprocité, pardon accordé et pardon reçu sont une seule et même réalité, celle de la surabondance du don qui fait apparaître le Père céleste comme un Dieu de grâce. À l’inverse, ne pas pardonner conduit à faire fonctionner un Dieu de rétribution, qui n’accorde donc pas son pardon.

La troisième demande est un appel au Père céleste en tant que figure de l’altérité : il peut s’interposer entre moi et ce qui me pousse à succomber à la tentation. Ce n’est donc pas Dieu qui tente, mais c’est lui qui peut préserver le croyant de la tentation. Encore faut-il que ce dernier en appelle à cette instance tierce.

Ainsi, la prière de Jésus m’apparaît avant tout comme une invitation à mettre des paroles sur ce qui m’arrive, me ronge, me réjouit et me construit. C’est une invitation à une certaine pratique poétique.

La pratique de la prière que Jésus propose n’est donc pas immédiatement identique à ce que nous appelons « prier ». Ce n’est pas pour autant que toute la tradition chrétienne de la prière tomberait sous le verdict de Jésus ; mais il est certain elle n’en est pas directement l’objet. Pour apprendre à prier comme Jésus, il faut bien désapprendre les prières que la religion chrétienne nous a enseignées.

Si donc la prière, pour l’apprendre à nouveau, était plutôt cette (parfois pénible) tâche de dire, à haute voix — et à un autre que moi-même — ce qui fait la vie et le monde à l’instant où je suis ; si c’était le subtil « travail des mots » de nommer ce qui nous fait du mal et ce qui nous fait du bien ; de prendre le temps, quotidiennement, de se préoccuper de l’humanité, prenant autant appui sur l’Évangile que sur le Canard enchaîné (ou le Figaro, si vous préférez) ?

Prier serait alors davantage une affaire de prise de conscience que de piété, une question de paroles fortes plutôt que d’écrits longs. Comme disait Prévert : « les écrits s’envolent, les paroles restent ».

La prière serait alors un (autre) moyen de ne pas se rétrécir, mais d’élargir l’espace de sa vie. 
Face au risque constant de t’enfermer,
d’ouvrir les toiles de ta tente.
Au lieu de t’habituer, lancer des cordages vers l’infini.
À la place des satisfactions, cultiver les brûlures de l’attente.
Prier, c’est être curieux !
Ne pas craindre le lendemain, oser l’Évangile, risquer la parole !
Amen.