mercredi 15 mai 2013

Une paix qui parle

Méditation pour le temps de Pentecôte

Évangile selon Jean 20,19-23
"Le soir de ce jour-là, qui était le premier de la semaine, alors que les portes de l’endroit où se trouvaient les disciples étaient fermées, par crainte des Juifs, Jésus vint ; debout au milieu d’eux, il leur dit : Que la paix soit avec vous ! Quand il eut dit cela, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples se réjouirent de voir le Seigneur. Jésus leur dit à nouveau : Que la paix soit avec vous ! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. Après avoir dit cela, il souffla sur eux et leur dit : Recevez l’Esprit saint. À qui vous pardonnerez les péchés, ceux-ci sont pardonnés ; à qui vous les retiendrez, ils sont retenus."



J’ai récemment entendu une interview avec Claudie Haigneré, première femme spationaute française, qui a passé au total 25 jours dans l’espace en 1996 et en 2001. Dans l’interview, Claudie Haigneré parlait de son expérience de vol dans l’espace. Elle y a cité trois sources d’un bonheur « extraterrestre », un bonheur qu’elle n’aurait jamais revécu sur terre.

La première source de ce bonheur était de vivre dans un monde en apesanteur. Avec la disparition des effets de la pesanteur, causée par l’annulation du champ de gravitation de notre planète, elle a expérimenté une liberté pour le corps qui aurait complètement changé sa façon de se percevoir. Le corps avait cessé d’être un obstacle, sa lourdeur ne freinait plus sa volonté.

La deuxième source du bonheur extraterrestre était le regard sur la terre à distance. La terre apparaissait dans une fragilité qui nous est inaccessible de notre point de vue. Le regard dans le cosmos plaçait la planète bleue dans un contexte que nous ne connaissons que très vaguement en parlant du « ciel ».

La troisième source du bonheur extraterrestre de Claudie Haigneré était enfin une expérience de collaboration sans frontières, qui ignorait à la fois les frontières des nations et des frontières des sexes. Claudie Haigneré a vécu, dans les stations spatiales, une complicité où des hommes et des femmes étaient évidemment égaux et reconnus comme tels.

Il me semble difficile de résumer ses bonheurs extraterrestres dans un mot qui nous les rend accessibles, ici, sur notre terre. Et pourtant, j’ai le sentiment que nous les connaissons tous, même sans avoir voyagé dans l’espace. Ces expériences d’un profond équilibre intérieur, d’un détachement de notre façon d’être habituelle, d’une sérénité qui se nourrissent une conscience qui ne dure que quelques instants rares. Certains disent que c’est une expérience que l’on peut aussi faire dans la randonnée en haute montagne, après l’effort et en arrivant au sommet, quand notre monde est, là aussi, à nos pieds. D’autres ont fait cette même expérience au cours d’un accouchement, quand après les douleurs, un petit bébé est posé sur le ventre de sa mère. Ce sont là des instants où on sent une légèreté, une insouciance, l’unité avec nos origines.

Mais que faire si je ne suis ni spationaute, ni randonneur, ni une femme qui accouche ? Eh bien, il me semble que nous retrouvons ces expériences d’un bonheur extraterrestre dans un mot singulier de notre lecture biblique de ce matin. Ce mot est le mot « paix ». Quand Jésus dit : « Que la paix soit avec vous ! », quelque chose se dit qui ressemble à ces expériences d’apesanteur, de reconnaissance de notre fragilité, de la complicité des hommes et des femmes, d’un équilibre intérieur, d’une sérénité et d’une légèreté ou insouciance.

La paix : cela n’évoque pas la cessation de quelques hostilités, dans ce texte. La paix dont Jésus parle, et qu’il souhaite à ses disciples, ne vise pas un état idéal de pacification universelle. La paix dont il est question parle d’une vie intérieure. Nous connaissons cette formule de paix en hébreu : shalom aléhem! Que la paix soit avec vous ! shalom aléhah ! Que la paix soit avec toi !

Shalom est un mot difficile à traduire ; si je peux me permettre de forcer un peu notre langue, je pourrais le transposer ainsi : « Que tu te sois donné à toi-même ». Shalom, c’est donc une profonde confiance en moi-même, mais qui ne vient pas de moi-même. Je ne peux pas me fabriquer mon propre shalom ! Shalom est un don que je reçois de la part d’un autre.

Il est donc tout à fait significatif que « shalom » soit une salutation, car on ne peut pas non plus se dire shalom à soi-même ! On a au contraire besoin d’un autre qui vient nous souhaiter, nous donner shalom : que tu te sois donné à toi-même. Dans notre salutation habituelle « Salut » ne survit qu’une petite partie de la force de « shalom » ; « salut » vient d’ailleurs du latin « salutis » qui désigne la santé.

Ce que Jésus nous souhaite, shalom, est beaucoup plus que la santé. « Que tu te sois donné à toi-même », c’est une salutation qui évoque une source d’un bonheur quasi-extraterrestre, et qui nous fait pour un instant vivre dans un monde en apesanteur, comme si la lourdeur de notre corps ne freinait plus la volonté, comme si la terre apparaissait dans toute sa fragilité, comme si la complicité originale des hommes et des femmes était intacte, comme si un détachement de notre façon d’être habituelle se réalisait, comme si une sérénité se nourrissait d’une conscience qui ne dure que quelques instants.

Après avoir dit « shalom », Jésus souffla sur ses disciples et leur dit : Recevez l’Esprit saint, et parlez ! Dans la suite de « shalom », notre parole devient puissante. Quand on est donné à soi-même par la salutation de Jésus, on se donne autrement aux autres. Nos mots seront alors en quelque sorte des signes de la profonde confiance intérieure qui nous a été offerte.

C’est ainsi que le shalom de Jésus nous inspire. Nous y apprenons une nouvelle logique de la vie et une nouvelle logique de la religion : c’est d’abord Dieu qui met sa foi en nous, et ensuite nous pouvons mettre notre foi en Dieu. C’est d’abord le service de Dieu pour nous, puis notre service pour Dieu. C’est d’abord la parole de Dieu qui parle de nous, et puis nos paroles parlent de Dieu.