dimanche 25 août 2013

Prier avec Brassens


(Luc 18, 1 à 8)

Chacun a sa propre histoire avec la prière. Une prière peut nous rappeler des personnes que nous avons vu et entendu prier, des personnes qui, peut-être, nous ont appris à prier, ou bien, qui par leur manière de prier, nous ont empêchés de prier et d’apprendre à prier. 



Mais quand nous pensons la prière, nous pensons aussi aux mots qui expriment la prière. Des mots qui peuvent créer le bonheur de prier, la profondeur de l’existence, aussi bien qu’ils peuvent rappeler l’horreur de la superficialité, la légèreté du parler religieux : « Pitié pour moi, Seigneur » ; Ô mon père céleste » ; « Bien que pauvre, aujourd’hui, je crois »…

Quoi qu’il en soit pour chacun de nous, nous vivons de toute façon dans un monde qui reconnaît à la prière qu’une qualité : de permettre de fuir la réalité. Pour le soi-disant esprit moderne, les mots de la prière, c’est opium des faibles. ‘Celui qui est fort n’a pas besoin de prier, il se débrouille tout seul.’ 

Prier est considéré comme une fuite dans l’irréel : celui qui ne supporte pas les faits, l’inévitable de l’histoire, se crée par la prière son monde béat et nunuche. Un espace où il n’aura rien à supporter, car dans la prière, tout le monde est beau, tout le monde est gentil…

Est-ce que ces idées reçues ne nous concernent pas tous, un tout petit peu, au moins ?

La parabole sur la nécessité de toujours prier, sans se lasser, peut nous aider à sortir de cette fausse image de la prière. Si elle nous présente la prière comme une fuite, il s’agit ici d’une fuite en avant : La prière (la veuve) affronte sa dure réalité (le juge injuste) avec une persévérance qui insuffle le respect, et ainsi l’exaucement de sa demande.

Avec Jésus, nous n'avons jamais fini d’apprendre à prier. Pour intensifier l’Ecole de la prière que représente notre lecture de ce matin, je vous invite à la méditation d’un autre texte qui nous apprend à sa façon l’essentiel de la prière. Ce texte, vous l’avec entre les mains : Les mystères douloureux, de Francis Jammes, grand poète du réalisme au début du XXe siècle et fervent chrétien catholique. 

Quand il parle du poète qui agonise, nous pouvons aisément entendre : celui qui prie agonise, il affronte la dure réalité, telle qu’elle est symbolisé ici par le chemin de croix, de l’agonie, par la flagellation, le couronnement d’épines, le portement de croix jusqu’au crucifiement. Ce texte devient une prière par l’évocation de « la » prière catholique, l’Ave Maria, dont nous trouvons les premier mots à chaque étape. (Ca vous choque ? Même nous protestants peuvent apprendre à prier à travers une prière catholique !)

Je vous propose d’écouter cette prière comme une école de la prière dans l’interprétation qu’en faisait Georges Brassens, dans les années 50.

(La encore, vous dites : Brassens ? C’est un athée, un rebelle anticlérical ! Oui, mais Brassens était aussi respectueux de la religion, il dissimulait un 'croyant malgré lui'. Une récente biographie montre comment Brassens partage des valeurs profondément chrétiennes, « au nom d'une foi qui dépasse la dimension religieuse et le rend plus chrétien que les vrais chrétiens », dit le biographe). Il nous chante ici « la prière » :

Francis Jammes (« L'Eglise habillée de feuilles », 1906)
chanté par Georges Brassens (1953)
Les mystères douloureux / La prière

(... Le poète agonise. Il a soif, il a faim,
sa passion lui tend du fiel et du vinaigre.
Et les seuls fruits offerts au naufragé par Dieu,
ce sont les fruits des cinq mystères douloureux : )

Agonie
Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
tandis que des enfants s'amusent au parterre,
et par l'oiseau blessé, qui ne sait pas comment
son aile tout-à-coup s'ensanglante et descend ;
par la soif et la faim et le délire ardent :
Je vous salue, Marie.

Flagellation
Par les gosses battus,
par l'ivrogne qui rentre,
par l'âne qui reçoit des coups de pied au ventre, 
et par l'humiliation de l'innocent châtié ;
par la vierge vendue qu'on a déshabillée,
par le fils dont la mère a été insultée :
Je vous salue, Marie.

Couronnement d'épines
Par le mendiant qui n'eut d'autre couronne
que le vol des frelons, amis des vergers jaunes ; 
et d'autre sceptre qu'un bâton contre les chiens ; 
par le poète dont saigne le front qui est ceint des ronces
des désirs que jamais il n'atteint :
Je vous salue, Marie.

Portement de croix
Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids s'écrie : "Mon Dieu !" ; 
par le malheureux dont les bras ne purent s'appuyer sur une amour humaine ;
comme la croix du Fils sur Simon de Cyrène
par le cheval tombé sous le chariot qu'il traîne :
Je vous salue, Marie.

Crucifiement
Par les quatre horizons qui crucifient le monde,
par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains ; 
par le malade que l'on opère et qui geint,
et par le juste mis au rang des assassins :
Je vous salue, Marie.

(Ajout Georges Brassens
Par la mère apprenant que son fils est guéri, 
par l'oiseau rappelant l'oiseau tombé du nid, 
par l'herbe qui a soif, et recueille l'ondée ; 
par le baiser perdu, par l'amour redonné,
et par le mendiant retrouvant sa monnaie : 
Je vous salue, Marie.)

Qu’est-ce que cette triste prière joyeuse nous apprend ? Elle nous apprend que la prière est un iceberg. Elle nous apprend que quand nous prenons seulement la partie émergée d’une prière, ces quelques ‘Je vous salue Marie’, nous n’avons rien saisi de ce qui porte ces mots, qui peuvent paraître futiles. La partie immergée de la prière est toujours plus grande, plus profonde, plus dure : C’est par ce mouvement que la prière nous immerge dans le monde, qu’elle nous fait porter et supporter le monde, affronter la réalité dans sa nudité à la fois terrible et tragique, dire la vérité parfois douloureuse de ce monde :

Elle nous fait voir le petit garçon qui meurt près de sa mère ;
elle nous rend proche des gosses battus,
de l'ivrogne qui rentre,
de la vieille qui crie ;
du malheureux dont les bras ne peuvent s'appuyer sur une amour humaine.

La prière, c’est plus dure que la télé : elle nous éparge pas la proximité réelle d’un monde faux et tragique. Avec Jésus, avec Francis Jammes et Georges Brassens, prier est plus difficile que l’on ne pense : La prière dans sa partie immergée nous place au cœur cru du monde.

Ainsi, nous apprenons à ne pas nous laisser tromper par sa partie émergée : les mots de la prière ne sont toujours qu’un tâtonnement, une faible expression pour cette proximité forte et silencieuse qui les portent.

Aussi, la prière ne se résume jamais à un vœu d’exaucement. Elle prend le monde tel qu’il est, le met au cœur de notre existence, le confie à Dieu et se tient dans l’espace d’attente, d’espoir qui nous est laissé. Mais elle ne contraint Dieu à rien. Elle ne vise aucun résultat. Elle ne connaît pas de réussite ou d’échec.

Seulement par cette clairvoyance face à un monde cru, que la prière de la veuve nous apprend, nous pouvons ensuite confier à Dieu les signes d’un monde à venir, de l’annonce du Royaume promis :

Avec la mère apprenant que son fils est guéri,
avec l'oiseau rappelant l'oiseau tombé du nid,
avec l'herbe qui a soif, et recueille l'ondée ;
avec le baiser perdu, par l'amour redonné,
et avec le mendiant retrouvant sa monnaie : nous marchons en présence de Dieu. AMEN.