dimanche 30 juin 2013

La vie sentimentale de Dieu


- Livre du prophète Osée, chap. 11, 1 à 11 - 

N’est-il pas choquant, voire répugnant de penser que Dieu puisse avoir une vie sentimentale ? Un Dieu amoureux !? Un Dieu qui éprouve de la jalousie !? Un Dieu qui haït l’objet de son amour déçu !? Un Dieu surtout qui déballe devant nous son linge sale...



Les Pères de l’Eglise, dont la spiritualité a été formée, et parfois déformée, par la pensée grecque, s’interdisaient tout simplement de penser Dieu aussi humain, aussi adolescent presque. Dieu, s’il était Dieu, ne pouvait ni rire ni souffrir ! Pendant des siècles, le projet d’une éducation sentimentale visait à parfaire les réactions affectives humaines, à travers les vertus cardinales, reprises de l'Antiquité. Ces vertus jouaient un rôle charnier dans la description de la vraie vie chrétienne. Ces vertus cardinales sont:

- la prudence, qui aide à discerner en toute circonstance le véritable bien et à choisir les justes moyens de l’accomplir ;
- la tempérance, qui assure la maîtrise de la volonté sur les instincts et maintient les désirs dans les limites de l’honnêteté ;
- la force, c'est-à-dire le courage, qui assure dans les difficultés la fermeté et la constance dans la poursuite du bien, aide à résister aux tentations et à surmonter les obstacles dans la vie morale ;
- la justice, qui consiste dans la constante et ferme volonté de donner à chacun ce qui lui est dû.

Cette haute idée chrétienne de l’éducabilité de l’humain avait besoin d’un Dieu totalement immuable, serein, inaltérable et sans sentiments - une représentation parfaite des vertus, faite de prudence, tempérance, force et justice. Un Dieu incapable de rire, de haïr, de souffrir, et même d’aimer !

Mais le Dieu qui parle à Osée n’est pas cette statue faite de vertus. Il est un Dieu qui aspire en lui toute notre vie sentimentale, en toute crudité. Et si je peux me permettre le jeu de mots, le livre d’Osée est même parfais trop osé pour le lire au culte, tellement il y est question de prostitution, de relations intimes entre époux - entre le sujet qui « connaît » et la personne « connue » - d’adultère, d’amants, d’infidélité. Puis il y a le fameux mariage d’Osée avec une prostituée qu’il doit châtier pour son inconduite, jusqu’à aller à l’abstinence prolongée...

Vous avez peut-être appris au catéchisme, comme moi, de relativiser ces propos crus : tout ne serait (heureusement...) que symbole, Dieu voulait seulement dénoncer dans le comportement de son "épouse  Israël" celui d’une prostituée. Seul compterait le message du prophète : même offensé dans sa tendresse, Dieu ne se lasse pas d’aimer et de pardonner.

Et pourtant, toujours est-il que nous sommes ici en face de la vie sentimentale brute de Dieu ! Un Dieu qui se fiche de la prudence, de la tempérance, du courage dans la poursuite du bien, même de la justice : ce Dieu ne fait pas tranquillement l’effort pour discerner le véritable bien et pour choisir les justes moyens de l’accomplir ;
sa volonté semble maîtrisée par les instincts les plus saignants,
rien ne maintient ses désirs,
il ne résiste pas aux tentations et
ne pense pas donner à son partenaire ce qui lui est dû.

Ce Dieu vit le sentiment d’un père - ou d’une mère - déçu de son enfant ; il est bouleversé par le refus de la tendresse et de l'amour qu’il exprime. Alors il pique une crise de colère,
il semble crier, pleurer de fureur, il menace, insulte, et s’interroge ensuite sur ses sentiments.

Le discours est à son comble dans cet étonnant voeu de Dieu :
“Je ne suis pas un homme, mais Dieu ; en ton sein je suis le Saint : je ne viendrai pas avec fureur. -

A juste titre nous nous demandons : Qu’est-ce que c’est que ce texte ? On dirait que Dieu a cherché et trouvé un confident : le prophète doit écouter les hauts et les bas de la vie sentimentale de Dieu. On croirait que c'est Dieu qui est ici en train de prier : il dit ses souffrances, ses doutes, ses espoirs ; il se confesse. Oui, même Dieu a besoin d’un confesseur ! Dieu a besoin de se déballer pour vivre ;
pour continuer à avoir une vie sentimentale avec les hommes, il a besoin d’exprimer ses sentiments.

Dieu a su tenir son journal, il a su se créer un lieu de déballement. Dans la Bible, il dit ses sentiments, son sentiment d’être amoureux, ses sentiments de haine, ses tristesses et ses joies. Et je sais qu’une bonne partie de ce journal déplaît à nos contemporains, zélés dans la recherche de bondieuseries : Pour moi aussi, les longues pages de la Bible qui parlent de haine, de mépris, de guerre et vengeance dérangent. Mais que voulez-vous que Dieu mette dans son journal, pour dire quelle est sa vie avec les hommes, si cette vie est - aussi ! - faite de haine, de mépris, de guerre et de vengeance ? La Bible peut en effet être lu comme le journal de Dieu, mais c’est surtout un journal parlant de la vie de Dieu avec les hommes ; de leurs rêves, de leurs utopies, leurs succès et leurs échecs.

Et se sont précisément ces hommes, ces mâles, qui mangent leur sentiments jusqu’à en mourir. Pourquoi les femmes vivent-elles plus longtemps que les hommes ? Parce qu’elles savent exprimer leurs sentiments. Pourquoi Dieu vit-il encore plus longtemps que les femmes ? Parce que lui aussi exprime ses sentiments, à travers nos lectures bibliques, notamment dans les livres des prophètes.

Avec les prophètes, nous apprenons non seulement à exprimer nos sentiments, comme Dieu exprime ses sentiments, mais nous apprenons qu’il faut savoir les exprimer pour vivre : exprimer ses sentiments est une affaire de vie ou de mort.
Pourquoi autant de gens - et je les comprends - sont-ils prêts à payer si cher des visites auprès des psychanalystes qui ne font que leur offrir un endroit protégé où tout peut se dire, où l’on peut se déballer ? Un endroit ou aucun sentiment n’est illégitime, "trop la honte" ? Parce que nous avons besoin de nous vider de nos sentiments, pour pouvoir en éprouver d’autres.

Afin que Dieu puisse écouter nos sentiments, nous ferons bien de chercher aussi un(e) confident(e), une personne à qui on peut tout dire, qui prête oreille pour apprendre à prier.

Le protestantisme a souvent été caractérisé par l’abrogation de l’obligation d’aller se confesser, auprès d’un prêtre. Mais il n’a pas abrogé la "confession des sentiments" ! Car chacun, pour mener une vie devant ce Dieu qui lui-même se déballe, a besoin d’un endroit pour se décharger en confiance et confidentiellement de ses sentiments. Car quand une fois l’amour ou la haine, la joie ou la tristesse ont été dites, on peut passer à autre chose. On ne reste pas coincé dans ses sentiments, mais à travers leur expression, on peut les comprendre ; on redevient capable d’éprouver de nouveaux sentiments.

Le fait que Dieu exprime ses sentiments peut dédramatiser nos sentiments. Notre vie sentimentale n’a plus rien d’inquiétant, de menaçant. Nous sommes parfois amoureux : Dieu l’est avec nous. Nous éprouvons de la haine : Dieu le fait avec nous. Nous connaissons des conversions : Dieu les a connues bien avant nous.

La foi est bien une affaire de sentiments : mais elle n’est plus une affaire de mes sentiments, elle est une affaire des sentiments de Dieu. La question n’est plus : Comment vais-je pouvoir justifier mes sentiments de foi, de doute, de haine ou d’infidélité devant Dieu ? Mais : Comment les sentiments de Dieu m’aident-ils à exprimer mes propres sentiments ? Si pour les uns il s’agit bien de dédramatiser la vie sentimentale, à apprendre que la foi n’est pas une affaire de (nos) sentiments, il s’agit pour les autres d’apprendre à exprimer leurs sentiments qui n’ont rien de honteux, mais qui témoignent des sentiments que Dieu éprouve dans la vie humaine.

Si parfois j’épouve une étrange tristesse, la tristesse n’est pas étrange pour Dieu.
Si j’éprouve un étrange sentiment d’être amoureux, être amoureux n’est pas étrange pour Dieu.
Si j’éprouve de la haine, la haine n’est pas étrange pour Dieu.

Dieu vit lui-même à travers des sentiments contradictoires ; il nous invite à exprimer nos sentiments, au lieu de les étouffer et d'en mourir. Savoir dire ses sentiments est un gage aussi de la vie spirituelle. AMEN.