dimanche 23 juin 2013

Des ténèbres à la lumière


- Culte à l'occasion de la "Nuit des Veilleurs" de l'Action des Chrétiens pour l'abolition de la torture - Psaume 139, 1 à 12 -

« C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau... Cela peut se passer, et partout. »
Le chimiste et écrivain italien Primo Levi a passé sa vie à chercher des mots pour exprimer l’horreur dont il était victime. Primo Levi est né dans une famille juive italienne en 1919. Il fait des études de chimie dans le climat suffocant des lois raciales italiennes de 1938 sous Mussolini.


Arrêté par la milice fasciste, livré aux nazis, il est déporté en 1944 à Auschwitz. Il survit à onze mois de captivité et de torture. Dans une sorte d’urgence, il écrit en 1947 «Si c’est un homme», témoignage impressionnant de concision et de sobriété, devenu une des oeuvres les plus importantes du 20e siècle.

Bien que Primo Levi se heurte, comme tous les témoins, aux limites du langage, à la cruauté même inconcevable de ce que l’homme est capable de faire à l’homme, il témoigne de l’offense faite à tous et à chacun des détenus. Son je se fond dans le nous de toutes les victimes de la barbarie et de la torture :

« Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte. La démolition d'un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d'aller plus bas : il n'existe pas, il n'est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste. (...) Häftling : j'ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174.517 ; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche. »

Le récit de Primo Levi nous aide à combattre l’opacité de l’autre. L’autre, ce prisonnier torturé, ne laisse pas passer ma pensée. En même temps que je ne saurais l’atteindre par ma réflexion, il m’est interdit de passer indifférent à côté de son devenir.

Ce sont cette impossibilité de présence et cet interdit d’indifférence qui hantent notre existence spirituelle et politique. Les torturés du monde nous réveillent : l’histoire n’est pas finie, nous ne vivons pas sur l’île des bienheureux dont la culture aurait une fois pour toutes supprimé la répression sauvage et gratuite. La terreur brute, si elle semble avoir quitté notre pays et notre voisinage européen immédiat en ce moment, n’a pas disparu pour autant. Par une grâce de l’histoire, nous pouvons aujourd’hui exprimer et vivre librement notre conception de l’humanité, sans être persécutés ; mais nous la vivons au milieu de prisonniers qui nous parlent, qui nous regardent, qui nous espèrent.

Non, la tradition juive n’a pas le monopole moral pour dénoncer la terreur du monde. Mais elle a en elle une force de langage qu’elle peut nous prêter. Le psaume 139 que nous méditons est une autre pièce à conviction dans cette école du langage «torturé» que la Bible se propose de nous enseigner.

La première certitude de l'auteur du psaume 139 est que Dieu sait tout, et que Dieu ne se contente pas d'un savoir lointain et vague. Il a fouillé dans la vie et au plus profond du cœur du psalmiste. Il sait que le psalmiste est innocent, qu'il est accusé par des ennemis sans pitié, et du coup le psalmiste «sait» qu'il n'a rien à craindre.

Dans les gestes les plus humbles, dans les attitudes les plus banales et les plus neutres, comme celles de s'asseoir ou de se lever ou de voyager, Dieu connaît tout et à fond.

On remarquera qu'il y a là un subtil raisonnement a fortiori : si Dieu connaît ces détails, ces « cheveux» de la vie du psalmiste, à plus forte raison aura-t-il connaissance des manquements ou des péchés véritables que l'auteur a pu commettre. À plus forte raison aura-t-il pu contrôler sa conduite et s'assurer, en l'accompagnant partout, si le psalmiste s'est vraiment rendu coupable de ce dont on l'accuse.

Plus encore, Dieu connaît tout ce que le psalmiste a pu dire; mieux même, il connaissait toutes ses paroles avant même qu'elles fussent dites. Ainsi, si on accuse le psalmiste sur ses paroles ou sur ses actes, Dieu peut témoigner pour son serviteur.

Chacun de nous peut imaginer ce que cette affirmation signifie pour un prisonnier accusé injustement : Dieu ne sait pas seulement tout, mais il peut et il veut être partout. Là encore, les affirmations du psalmiste doivent être entendues dans le contexte d'une fausse accusation. Car cette omniprésence signifie, encore a fortiori, que Dieu se trouve aux côtés de ce prisonnier accusé injustement, même si tout le monde l'abandonne.

Ce psaume à l’apparence si paisible n'a donc pas été écrit dans ou pour une situation paisible. Si le poète affirme qu'il est impossible d'échapper à Dieu, à nous, cela peut nous paraître effrayant ; lui, ça le rassure. Car cela signifie que dans la situation où il se trouve, ni lui ni ses accusateurs ne pourront se dérober à la justice de Dieu et à son action.

Je voudrais relever deux types de lecture de ce psaume qui me semblent alors impossibles, voire absurdes : une lecture pieuse et une lecture dogmatique.

D’abord, une lecture pieuse signifierait de passer totalement à côté du texte : si je comprends ce psaume comme un petit rendez-vous romantique, un «Stelldichein» avec mon gentil dieu qui comprend de loin ma pensée, qui met sa main sur moi pour caresser ma religiosité, et qui me sert ainsi à me surélever par rapport à mon insignifiance, je me trompe fondamentalement de cet autre qui parle dans ce texte, et je me trompe de Dieu.

Car le Psaume 139 est finalement assez réaliste, et assez dur avec nos idées pieuses : Pas question de monter au ciel, ce serait fatalement aller au-devant de Dieu. Descendre au Cheôl ? Ce sera encore pour y rencontrer le Seigneur. Quand on sait que le Cheôl était pour l'Israélite l'endroit où Dieu n'est pas - l'endroit où sa mémoire elle-même ne peut être évoquée, le lieu de l'absence divine - on mesure un peu l'audace et l'intuition de l'auteur. Dieu peut même venir dans la mort à la rencontre des hommes ; même dans la mort, l'homme n'échappera pas à Dieu.

Vous aurez peut-être remarqué l’étrange parenté de certains versets avec le livre de Job, surtout dans l’évocation des ténèbres. Seulement, les conclusions sont diamétralement opposées. Ce qui exaspérait Job, apaise notre psalmiste. -

Attention donc aux pieuseries : souvent, elle peuvent menacer la foi profonde. Mais il y a une autre lecture qui corromprait ce poème d’un prisonnier : la lecture dogmatique, dès qu’elle en fait un traité sur l’omniscience de Dieu ou l’omniprésence de Dieu.
Le Psaume 139 n’est pas écrit pour nous enseigner une certaine image de Dieu, et encore moins une théologie du Big Brother, de l’Oeil divin. Ce psaume n'est pas d'abord un hymne à l'omniprésence et l'omniscience de Dieu, mais une invocation au Dieu qui rend justice et qui délivre ceux qui l'implorent, dans cette confiance qui chante anxieusement que la ténèbre n’est point ténèbre devant Dieu, que la nuit comme le jour est lumière.

Pour illustrer cette confiance, je vous lis la prière de Angel, prisonnier des couloirs de la mort en Arizona, transmis par l’ACAT : «Dieu est une lampe. Quand on croit être au plus noir de la vie et que nous ne pouvons trouver notre chemin, nous pouvons l'entendre murmurer: tournez-vous vers moi. Le matin va arriver et le soleil se lever. Il ne fera plus nuit.»

Le psaume 139 est bien une prière pour chacun nous, mais non pas pour nous bercer dans une confiance béate en un dieu gentil ; pas non plus pour nous faire peur avec un dieu-surveillant ; mais pour nous dire un Dieu qui nous aide à percer l’opacité de l’autre : ce prisonnier même est connu par Dieu, il est vu par Dieu, donc il me regarde. Voici le lien indestructible entre l’homme persécuté, l’homme libre et l’homme tout court, notre humanité.

Un an avant son suicide en 1987, Primo Levi livrait l’essentiel de sa réflexion dans un ouvrage intitulé « Les Naufragés et les Rescapés » où il insiste sur l’urgence pour chaque sujet humain d’une mémoire constamment en éveil. « C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau... Cela peut se passer, et partout. » AMEN.