dimanche 2 juin 2013

L'avenir d'une longue histoire

- Marc 6, 7 à 13 -

Notre temps connaît une pénurie de souvenirs forts. Les biographies se liquéfient : toute la vie se fond et se dissout en une espèce de série de manoeuvres, où l'on mélange très individuellement travail, achats, loisirs, amourettes, etc. Les "grands événements" fondateurs de la vie d'autrefois semblent disparaître : baptême, confirmation, mariage… deviennent le fait d'une minorité.

Je dis cela en cette saison de mariages où l'on se demande parfois à quoi sert tout le faste d'une fête qui s'organise selon les coutumes. Il y a 15 jours, j'ai célébré ma première bénédiction de mariage ici au Temple Neuf, et lors de cette très belle fête, je me disais encore : le plus important dans ce luxe festif, c'est que les époux puissent s'en souvenir. Un beau mariage -comme un baptême d'ailleurs- est avant tout destiné à la mémoire, pour soutenir la vie faite de travail, d'achats, de loisirs, d'amour et d'amourettes, la vie de tous les jours. La mémoire est nécessaire pour créer l'avenir.

Je pense que la raison de notre lecture de l'Évangile de ce matin est assez proche de cette idée-là : Jésus envoie ses disciples en mission afin que nous, aujourd'hui, puissent nous en souvenir. Or, il est vrai que ce souvenir de la première rencontre de la "proclamation de l'Évangile" et de "l'humanité à l'écoute" semble si loin : Est-ce que le récit des premiers jours de l'Évangile parmi les hommes permet-il encore de créer un avenir? Pouvons-nous revenir à la radicalité des Douze, "partir et proclamer qu'il faut changer radicalement, chasser les démons et guérir les malades" ?

Ce serait sans doute une illusion que de croire que nous puissions encore partir dans la fraîcheur des premiers apôtres. Car l'Église du Christ et l'humanité sont aujourd'hui comme un vieux couple : ils ont déjà une longue histoire commune. Ils ont connu des moments d'une extraordinaire beauté et des moments de la plus grande détresse.

La rencontre -pour ne pas dire : le mariage- de la proclamation de l'Evangile et de l'humanité à l'écoute a engendré des merveilles telles que les oeuvres d'art et de l'art de vivre : la nourriture d'une pensée qui permet de vivre l'essentiel ; la piété majestueuse d'une cathédrale (et même d'un temple) qui permet de voir le ciel de l'intérieur ; la profondeur d'un cantique de J.S.Bach qui permet d'entendre l'éternité ; la dignité et la simplicité de la diaconie, telle que l’activité de notre Commission sociale, qui permet de réaliser l'idée du partage.

Mais la rencontre de la proclamation de l'Evangile et de l'humanité à l'écoute a aussi produit des malentendus et des désastres, tel que les systèmes de pensée unique et de domination : la manipulation des dogmatismes qui souvent ne permet pas de vivre la liberté ; les pieuseries chrétiennes qui souvent ne permettent pas de voir le calme, tellement les arbres cachent la forêt ; la haine produite par les séparations et les sectarismes qui trop souvent encore ne permet pas d'ouvrir la voie à la réconciliation.

Pour nous, cette histoire ne saurait être réduite aux seuls bons souvenirs: on ne peut pas faire mémoire des merveilles sans penser aux malentendus et aux désastres. On ne peut pas dire : comme il y a les beaux cantiques de Bach, ne parlons plus des moches prédications de la haine (ou vice-versa : comme il y a eu la haine, ne parlons plus de la beauté). Tel que dans la mémoire d'une vie ou dans l'histoire d'un couple, les bons et les mauvais souvenirs ne tiennent qu'ensemble ; dans l'histoire de l'Église du Christ et de l'humanité, et les bons et les mauvais souvenirs méritent d'être gardés.

Je crois que c'est ainsi que la rencontre de la proclamation de l'Évangile et de l'humanité à l'écoute peut se vivre ici et maintenant. Nous revenons alors à notre question du départ : Est-ce que le souvenir des premiers jours de cette longue histoire permet de créer un avenir ? Pouvons-nous revenir à la radicalité des Douze, "partir et proclamer qu'il faut changer radicalement, chasser les démons et guérir les malades" ?

Je pense que le texte de Marc nous permet d'envisager un avenir pour cette rencontre de l'Evangile et de l'humanité, à travers trois exhortations (et je fais exprès d'utiliser ce vieux mot qui rappelle d'autres souvenirs…) : l'exhortation d'être conscient du pouvoir de l'Évangile ; l'exhortation d'être conscient de la pauvreté de celui qui le proclame ; et l'exhortation d'être conscient de la liberté de celui qui le reçoit.

Selon Marc, nous devons être conscients du pouvoir de l'Evangile, qui implique ce qu'il appelle "l'autorité sur les esprits impurs". De par l'air du temps, nous avons parfois tendance à sous-estimer le pouvoir de la Parole, comme si ce n'était qu'un autre genre de discours du genre "France Culture". Mais souvenons-nous : L'Évangile a frappé littéralement des milliards d'hommes et de femmes ! Dans un culte avec tant de mots, il suffit parfois d'une seule petite parole pour changer l'orientation d'une vie. Cela donne une responsabilité à chaque Chrétien: parler de l'Évangile peut décoiffer les certitudes...

Ensuite, toujours selon Marc, nous devons être conscient de la pauvreté de celui qui proclame l'Evangile, tellement que l'évangéliste exhorte de ne rien prendre pour la route, sinon un bâton et des sandales; ni pain, ni sac, ni monnaie, ni même une tunique de rechange. L'organisation légale des cultes dans notre République, y compris en Alsace, me semble être une sorte de traduction de cette exhortation dans notre réalité : dans l'Église, nous n'avons pas les gros moyens pour ériger des monuments à "la Religion", pour procurer systématiquement une spiritualité aux foules. Nous avons certes des moyens pour assurer la continuité, mais nous sommes peu nombreux, et nous sommes loin d'être parfaits : cela fait partie de la condition de la vie chrétienne.

Et finalement nous devons être conscients de la liberté de celui qui reçoit l'Evangile, car "si quelque part les gens ne veulent pas vous accueillir ni vous écouter, en partant de là, secouez la poussière de vos pieds". Aucun prédicateur, aucun Chrétien ne dispose de "la Vérité" qu'il suffit de conjurer pour convaincre tout le monde. Chaque Chrétien reste lui-même à tout instant un auditeur libre de l'Evangile, avec la liberté d'accueillir ou de réfuter sa proclamation. Ainsi, la force de la Parole, à travers la pauvreté de l'Église, nous engage en nous laissant libres. AMEN.