dimanche 15 septembre 2013

La compétence à reconnaître son incompétence



(Marc 6, 7 à 13) - Culte de départ de Christiane Tomasi-Klein, assistante de paroisse au Temple Neuf de 1993 à 2013

Chère Christiane,

20 ans au Temple Neuf, et tu n’as jamais eu de promotion ! D’assistante de paroisse, tu aurais pu être promue en assistante en chef, super-assistante, lieutenante d’hyper-paroisse… Mais non, dans la hiérarchie plate de notre petite communauté, tu es restée à ta place, fidèlement. Et je voudrais commencer par te féliciter pour cet exploit. En effet, comme nous allons le comprendre tout de suite, ne jamais être promue est un très bon signe de compétence.



Car, chers amis, dans une hiérarchie normale, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence. Voici l’énoncé de fond d’une théorie de management que vous connaissez peut-être sous le nom du « principe de PETER », qui doit son nom à Laurence J. PETER, un chercheur américain qui l’a formulé en 1969. Il ne faisait alors que décrire une situation bien familière : dans une organisation quelconque, si quelqu’un fait bien son travail, on lui confie une tâche plus complexe. S’il s’en acquitte correctement, on lui accorde encore une nouvelle promotion. Et ainsi de suite jusqu’au jour où il décroche un poste au-dessus de ses capacités, où il restera éternellement. C’est ainsi qu’avec le temps, selon PETER, tout poste dans une organisation d’une certaine taille sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité.

En lisant la petite scène dans l’Évangile de Marc que nous venons d’entendre, je me suis demandé si Jésus n’était peut-être pas au courant de cette théorie. Car Jésus, chef d’une petite entreprise de proclamation, est en train de nommer responsables de service des employés qui venaient pourtant tout juste d’entrer dans le business. Mais est-ce qu’ils ont les capacités intellectuelles et professionnelles pour exercer ce métier ? Marc nous relate tout au début de son texte qu’ils étaient des pécheurs au lac de Galilée, que Jésus appelait à devenir des pécheurs d’hommes. Et à partir de là, Marc les nomme les « disciples » de Jésus.

C’étaient sans doute des hommes simples, travaillant de leurs mains plutôt que des cérébraux.
Même si, ensuite, ils ont été obligés de suivre l’enseignement de Jésus. Voilà une formation de niveau presque universitaire, dirions-nous, en tout cas avec des cours interminables du maître, qui leur réussissent apparemment même pas trop mal, car au chapitre 3, Marc prend acte d’une première promotion : Jésus les appelle désormais les « Douze » qu’il allait envoyer proclamer. Cela anticipe déjà le passage que nous avons lu.

Or finalement, quelle expérience du terrain ont ces gens ? Quelles compétences ont-ils pu obtenir pour que Jésus leur confie autant de pouvoir et de responsabilités ? Dans l’évangile de Marc, ils faisaient quand même aussitôt preuve de leur incompétence, lorsqu’ils se trouvaient, au chapitre 4, au bord de la barque au moment où un vent violent se met à souffler. Comment réagissent-ils, nos jeunes professionnels de la proclamation du Royaume qui viennent d’être promus dans le premier cercle autour de Jésus ? Ils se mettent à crier comme des bleus, des novices. En tout cas, ils se montrent complètement incapables d’assumer les responsabilités de leur poste.

On est amené à se poser la question : Jésus et son entreprise seraient-ils alors victime du principe de PETER ? Comme le disait très sérieusement Alfred LOISY, qui ne voulait pourtant pas être méchant : Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Église qui est venue. Jésus a-t-il donc misé sur des employés qui s’étaient, déjà avant leur petit stage de proclamation que Marc nous transmet, élevés à leur niveau d’incompétence ? Cela est à voir en fonction de notre texte d’aujourd’hui.

Mais d’abord, j’aimerais vous prévenir d’une chose : ne lisez pas ce texte comme une instruction pour le seul fonctionnement – ou le dysfonctionnement - du ministère pastoral. Ça sera beaucoup trop simple. Car nous l’avons bien affirmé, en baptisant Marie Montouliou dimanche dernier : c’est à chaque baptisé d’apprendre au monde qui est Jésus. Nous tous sommes appelés à parler, à redire la Parole de l’Évangile avec nos mots d’aujourd’hui. Christiane, tout en étant quelque part une professionnelle de la proclamation, a vécu de cet appel et l’a transmis à beaucoup d’entre nous. Elle a bien enseigné, à l’école biblique, toute une génération de disciples.

Car on ne naît pas chrétien, on le devient par une éducation personnelle ; même les apôtres en ont eu droit. Mais cela suffit-il ?

Est-ce que notre formation chrétienne nous a rendus capables d’assumer ce poste auquel Jésus nous a affectés ? Est-ce que vous avez les compétences pour assurer les responsabilités de témoin de l’Évangile aujourd’hui ? Ou bien est-ce que vous vous sentez comme un employé dans le schéma de PETER qui a atteint son niveau d’incompétence ?

Vous savez, le principe de PETER a deux importants corollaires. D’abord, dans une organisation, le gros du travail est réalisé par ceux qui n’ont justement pas encore atteint leur niveau d’incompétence. Ceux qui n’ont pas été promus, ce sont les plus importants pour que l’entreprise tourne. Je pense que Christiane en a été une illustration vivante...

Ensuite, autre corollaire, plus difficile à gérer : un salarié qualifié et efficace consent rarement à demeurer longtemps à son niveau de compétence. Il va tout faire pour se hisser jusqu’au niveau où il ne sera plus bon à rien ! Voyons donc comment Jésus, chef d’entreprise, gère ce problème.
Jésus, en appelant ses douze disciples, les fait travailler en équipe. Il les envoie deux par deux. Je trouve qu’au Temple Neuf, notre culture d’entreprise s’en inspire : le pasteur et l’assistante forment une équipe qui les protège tous les deux, et peut-être encore plus le pasteur que l’assistante, à se hisser au niveau d’incompétence ! Il s’est d’ailleurs avéré que ceux qui travaillent en équipe sont beaucoup moins affectés par les effets du principe de Peter !

Voilà déjà une leçon très concrète à tirer de la pratique de Jésus pour nous et notre église : Ne nous considérons pas comme des francs-tireurs de l’Évangile ! Veillons à notre insertion dans une équipe, dans un cadre de formation continue, d’éducation chrétienne personnelle dans la communion de tous ceux qui sont appelés à participer à cette mission. C’est en fin de compte la meilleure façon d’affronter les sentiments d’incompétence.

Et il y a un deuxième élément important dans la démarche de Jésus : il ne construit pas la mission à partir des compétences de ses disciples, mais, si vous voulez, de leur incompétence. Il ne dit pas : voilà, Simon Pierre est le meilleur connaisseur de démons, alors il dirigera l’équipe des chasseurs d’esprit mauvais. Non, il confie à chacun de ses disciples un même pouvoir en leur faisant confiance pour qu’ils se servent de leurs charismes individuels.

J’ai cru comprendre que c’est aussi cette confiance-là qui a permis à Christiane de se construire, et de participer à la mission de l’église tout au long des années. Je voudrais donc simplement dire merci aux pasteurs et aux conseillers presbytéraux qui étaient les colporteurs de cette confiance pour Christiane.

Les instructions précises pour les missionnaires qui s’ensuivent dans le texte nous montrent de façon très colorée les conditions de vie des premiers assistants de paroisse de la chrétienté : Ils ne devaient justement pas créer une lourde institution, mais se borner à appeler à la une vie nouvelle. Chacune et chacun d’entre nous se retrouve aujourd’hui devant la question : comment poursuivre ce ministère commun de la proclamation de l’Évangile ? Quels sont aujourd’hui le contenu, l’espoir, la nature de notre envoi qui nous sont donnés par notre baptême ?

Contre la tendance de notre époque à l’évaluation, à la détermination précise du succès d’un message de publicité, Jésus nous recommande la confiance. Cette confiance est d’abord une confiance en lui ; et par là, aussi une confiance en nous-mêmes : Nos paroles qui tâtonnent, qui cherchent en vain de s’imprégner de la Parole de l’Évangile, ne sont pas dérisoires d’avance. Il est vrai, nous ratons souvent notre but. Mais nous obtenons en même temps autre chose que nous croyons.

Car souvenons-nous : Dans ce ministère de l’annonce de l’Évangile, ce n’est pas seulement nous qui parlons ; mais ça parle. Faisons confiance à cette Parole qui se sert de nos faibles mots qu’elle se fera encore comprendre. Amen.