dimanche 29 septembre 2013

L'arbre et la cuisine


(Genèse 18, 1 à 15)

Quand nous avons emménagé au presbytère, il y a un an, avec Christine nous avons eu comme une vision de vouloir faire de la cuisine un endroit de rencontre familial. Créer un lieu de détente dans le contexte le plus quotidien. Permettre un bien-être malgré les tâches ménagères etc etc. Et nous lʼavons fait ! Même si les casseroles s’empilent, et que les rencontres sont parfois un peu chaudes, quand à dix heures du soir les devoirs ne sont pas faits...



Toujours est-il que la cuisine est en effet un lieu de vie capital, comme notre lecture biblique aussi le suggère. Je ne parle pas ici de la Haute Cuisine, la cuisine professionnelle, mais de la cuisine dans nos maisons et appartements, la cuisine de chez Leroy-Merlin, là où (presque) tous les grands tournants de la vie sont vécus. Combien de décisions importantes nʼont pas été prises dans la cuisine, après de longs et infructueux débats au salon ? Il paraît même que pour se mettre dʼaccord dans des négociations politiques qui se déroulent dans les grandes salles de réunion, il est recommandé de demander à lʼautre parti en pleine réunion un aparté dans la cuisine...

Combien de conflits, dʼunions, de mariages et de divorces ont été, sinon consommés, au moins arbitrés dans la cuisine ? Je suis sûr que si on cachait tous un Dictaphone au dessus de notre évier, nos futurs biographes auront la tâche beaucoup plus facile.

Il se trouve que la scène que nous offre notre lecture ce matin est aussi, en partie, une scène de cuisine. Abraham se précipite dans la “cuisine” de sa tente pour chercher quelque chose à manger, pour restaurer ces trois étranges visiteurs. Après la rencontre quasi mystique - et le texte insiste sur cet aspect dʼune sorte dʼapparition - il y rencontre sa femme Sara.

Entre ce lieu de lʼarbre, lieu dʼune rencontre spirituelle, et ce lieu de la cuisine, lieu dʼune rencontre -disons, pour le moment- profane, entre ces deux pôles sʼétend toute notre histoire, voire toute notre vie.

Près de ces pistachiers térébinthes, Abraham vit une rencontre étonnante avec trois visiteurs. Depuis sa tente, il avait couru pour sʼy rendre, comme si le déplacement était nécessaire afin que la rencontre extraordinaire avec les visiteurs puisse se faire. Il leur offre lʼhospitalité, ils acceptent de se laisser offrir le repos et un repas. On a comme un sentiment que Abraham se prépare ici, sous lʼarbre, à un rappel que les choses les plus précieuses de la vie ne peuvent être ni produites ni bâties ni achetées par lʼhomme.

Et puis Abraham entre dans la cuisine, lʼunivers le plus ordinaire et banal. Le lieu où, dʼun bon repas, on voit surtout le brûlé dans la casserole. Le lieu où, dans notre scène, se tient Sara, sa femme, sa promise. Abraham, depuis que le lecteur de la Genèse le connaît, encore dénommé Abram, a toujours été au côté de Saraï. Tout son périple, que la Genèse relate, ne sʼest fait que sur la promesse que par Saraï, il naîtra de lui une « grande nation ». Sara, la femme, a toujours été la condition de la bénédiction dʼAbraham, lʼhomme, quand bien même elle lui commande de faire un enfant avec sa servante Hagar.

Car malgré toutes les bénédictions et les promesses, Sara nʼavait alors pas donné naissance à un enfant. Combien de fois, Abraham et Sara, dans cette cuisine, ont dû retourner ce problème. Combien de débats, combien de disputes, combien de pleurs cette cuisine nʼa-t-elle pas vus et entendus, et combien de repas ont été préparés dans cette cuisine que le couple a pris en silence !
Combien de fois Abraham et Sara ont du se dire que les choses les plus précieuses dans la vie, cet enfant de la promesse, décidément nʼétaient pas pour eux.

Et une fois de plus, Abraham commande à Sara de se mettre au service de la rencontre sous lʼarbre, dans sa cuisine.
Elle fait comme Abraham le souhaite, et depuis sa cuisine, Sara assiste à distance, semble-t-il, à la rencontre mystique et mystérieuse sous lʼarbre. Elle entend ce que disent ces trois visiteurs qui parlent au singulier : « Je reviendrai chez toi lʼannée prochaine; Sara, ta femme, aura un fils. »

Dans sa cuisine, dans ce lieu où la vie est abordé du côté pratique, Sara se dit :
« Abraham et moi, faire un enfant ? Nous qui sommes vieux, moi qui nʼa plus mes règles ? Toute usée que je suis, jʼaurais encore du plaisir ? Et Abraham aussi est vieux. »

On devine dans ce monologue de Sara tous les débats, les disputes, les pleurs que la cuisine dʼAbraham et de Sara a dû connaître. Et on comprend sa réaction, si naturelle dans lʼespace de la cuisine : le rire.

Car la cuisine est aussi le lieu du rire. De tous les débats, de tous les disputes, de tous les pleurs de la cuisine, Abraham et Sara se sont certainement aussi libérés par le rire. Le rire : ici ce nʼest pas la moquerie, la blague, la plaisanterie ; le rire que cette cuisine connaît, cʼest une forme de prise de distance vis-à-vis de nos essais de produire, de bâtir ou dʼacheter les choses les plus précieuses de la vie.

Ce rire de Sara est devenu une institution de la foi : Lʼenfant qui va naître sʼappellera « le rire », Yitzchak, Isaac. Par lʼenfant de Sara, le rire est devenu une partie constitutive de la vie spirituelle : Celui qui ne sait pas rire de sa religion, a déjà cessé de croire que Dieu lui donnera encore demain à vivre ; celui qui ne sait pas rire de sa religion, a déjà cessé de croire que la foi de Dieu en lʼavenir de homme dépasse ses quelques croyances ou convictions ou valeurs du jour.

Cela va vous surprendre, car le rire nʼest pas particulièrement pratiqué dans les religions comme technique spirituelle. Il se trouve quʼen effet les religions nʼont pas toujours su garder les conditions dont disposait Sara pour rire : La séparation et, en même temps, la cohésion du lieu de la rencontre spirituelle et du lieu des disputes, des pleurs et du rire : la séparation et la cohésion de lʼarbre et de la cuisine.

Car nous avons besoin de lʼarbre et de la cuisine, mais bien distinctement. Dans un premier temps, une religion qui mélange, qui fusionne lʼarbre et la cuisine devient forcément une religion où la rencontre spirituelle aura immédiatement valeur pratique, donc valeur absolue. Une religion qui fusionne lʼarbre et la cuisine ne saura rire dʼelle même, de ses promesses, de ses pratiques. Elle ne saura supporter le dire et le rire de ses adversaires.

Une des différences fondamentales entre la tradition juive et presque toutes les traditions chrétiennes, catholique et protestantes confondues, réside ainsi dans le traitement réservé aux adversaires. Dans lʼhistoire de la dogmatique chrétienne, quand un courant avait obtenu la mainmise avec sa façon de voir les choses, on brûlait soit les écrits de lʼadversaire soit lʼadversaire en personne, et la plupart du temps les deux. Ainsi, lʼEglise romaine du XIIe au XVIIe siècle brûle les hérétiques, Luther brûle les livres romains, Calvin brûle Michel Servet.

Dans la tradition juive, qui nʼest pourtant pas exempte de violence interne, lʼopinion de lʼadversaire a toujours été conservée comme une contribution à la recherche de la vérité. La Bible hébraïque en témoigne déjà par la diversité des points de vue allant des législateurs de la Torah à la philosophie de lʼEcclésiaste, ou bien par les Psaumes qui dans toute leur poésie divine permettent dʼapprendre à “débondieuser”, comme disait Henri Meschonnic.

Dans l’évangile que nous avons entendu, nous rencontrons Jésus dans une rare clarté comme un rabbin de la tradition juive. Il apparaît comme un porteur des débats au temple, qui pratique l’interprétation de textes et en fait le coeur de son inspiration. Jésus a été, selon ce texte, reconnu comme un rabbin juif, et il l’est heureusement à nouveau, grâce au dialogue inclusif entre juifs et chrétiens.

Le modèle de cette attitude inclusive est le Talmud qui ne reproduit pas seulement la décision théologique après le débat, mais le débat lui-même avec toutes les prises de parole opposées. D'une façon générale, une hérésie dans le judaïsme aboutit à une scission, sans véritable conséquence pour les minoritaires, qui sont toujours considérés comme appartenant au judaïsme, tandis que beaucoup de traditions chrétiennes se réservent encore aujourdʼhui chacune le droit de décider qui est chrétien et qui ne lʼest pas. -

Mais nous disions que nous avons besoin de lʼarbre et de la cuisine, bien distinctement. A lʼopposé de la religion qui fusionne lʼarbre et la cuisine se situe une autre forme de religion, celle qui coupe lʼarbre et qui enferme toute la vie dans la cuisine. Ce culte du « matériel » que certains ont baptisé la « religion laïque » devient à sa façon une religion où le profane aura immédiatement valeur absolue. Cette religion qui coupe lʼarbre et enferme la vie dans la cuisine ne saura pas non plus rire dʼelle même, de ses vagues promesses, de ses pratiques tout à fait religieuses. Et elle non plus ne saura supporter le dire et le rire de ses adversaires.

Vous voyez, le rire de Sara à une fonction libératrice qui présage comme une vision la laïcité à l’alsacienne, une laïcité positive qui permet de conjuguer lʼarbre de la rencontre, la source spirituelle, et la cuisine des débats républicains. Ceci à été toujours une forte conviction protestante : nous avons besoin de lʼarbre et de la cuisine, mais bien distinctement. La République nʼa pas à couper lʼarbre, et les religions nʼont pas besoin de lancer des OPA sur la cuisine républicaine.

Heureusement, notre République nous permet de rire de nous-mêmes, de nos promesses, de nos pratiques religieuses et laïques. Elle supporte le dire et le rire des opposants. Car dans notre vie, nous avons besoin des arbres et des cuisines, et nous avons besoin de les distinguer comme lieux différents qui ont besoin les uns des autres.

Nous avons besoin dʼun arbre pour nous souvenir que les choses les plus précieuses de la vie ne peuvent être
ni produites ni bâties ni achetées par lʼhomme. Nous avons besoin dʼun lieu où la promesse de la vie est dite et toujours redite, souvent de façon insolite. Et nous avons besoin dʼune cuisine, même si parfois la vapeur des casseroles théologiques ou politiques vient à ennuager un peu lʼesprit, pour discuter et pour rire de nos essais désespérés de produire, de bâtir ou dʼacheter les choses les plus précieuses de la vie. AMEN.