dimanche 6 octobre 2013

Le vide dans la bouche


(Exode 3)

La tempête leur avait arraché tous les mots. La petite Jeanne et son frère Thomas (celui qui appartenait à la race globalement malfaisante des garçons, d’après sa soeur), Jeanne et Thomas sont des naufragés, ils ont survécu à la tempête qui avait fait couler le paquebot les emmenant en Amérique. Ils ont échoué sur la plage d’une île paradisiaque, mais ils se sont retrouvés muets : Ils bougent les lèvres, mais rien ne sort – ils ont le vide dans la bouche.



Heureusement il y a un Monsieur Henri qui accueille Jeanne et Thomas qui ne peuvent dire mot,
leur annonçant qu’ils se trouvaient sur une île aux pouvoirs magiques qui rend les paroles aux naufragés de l’ouragan. Et il les emmène sur un marché avec des magasins de mots,
comme le comptoir « Au vocabulaire de l’amour », où une dame se procure le mot « désespérade » pour dire sa tristesse à son mari qui l’a sauvagement quitté... C’est sur cette île que Jeanne et Thomas vont retrouver la langue, la langue française évidemment, et sa grammaire.

Chers amis,

Vous l’aurez peut-être reconnue, cette petite nouvelle que seul un membre de l’Académie française a pu inventer dans ses rêves : Le récit d’Éric Orsenna, « La grammaire est une chanson douce », ressemble – vous ne le croirez qu’après explication – à la situation de Moïse à l'Horev, la montagne de Dieu, quand l'ange du Seigneur lui apparut au milieu d'un buisson.

Car Moïse aussi a le vide dans la bouche lorsque le Seigneur l'appelle du milieu du buisson: « Moschéh, Moschéh ! »
Moïse répond alors, dans le texte : Hinnéni ! ce que la traduction en français courant traduit sans fantaisie par un « oui ? » un peu dubitatif (La Nouvelle Bible Segond met un « Je suis là » un peu trop prompt, d’autres traductions souvent un « Me voici »). Mais en hébreu, « hinné » est une interjection qui exprime, en l’occurrence, un certain vide dans la bouche, face à une interpellation assez surprenante. On pourrait traduire « Regarde-moi ça ! », ou même un simple « Oups ! ».

Hinnéni ! On voit Moïse bouger les lèvres, on entend que rien n’en sort, quand il enlève ses sandales. Moïse se couvre le visage, par peur de regarder Dieu, mais aussi parce que cette apparition lui a arraché ses mots. Moïse est comme un naufragé, lui qui ne pensait s'occuper des moutons et des chèvres de son beau-père et qui échoue contre un buisson enflammé qui ne brûle pas, mais qui parle. Moïse est comme muet, et désormais c’est Dieu dans le buisson qui mène la parole, qui prend Moïse en charge en lui annonçant qu’il sera envoyé en Égypte pour faire sortir les Israélites maltraités.

Face à ce Dieu qui parle, les réponses de Moïse, que la tradition hébraïque reconnaît tout de même comme le plus grand prophète de tous les temps, ressemblent plutôt à des raisonnements intimes, qui le travaillent dans sa tête, quand il se dit : « Moi? je ne peux pas aller trouver le Pharaon et faire sortir les Israélites d'Égypte! ». Mais Dieu fait comme s’il n’entendait rien, il continue de développer ses divines consignes qui prévoient déjà les doutes du peuple :
« Je serai avec toi. Et pour te prouver que c'est bien moi qui t'envoie, je te donne ce signe: Quand tu auras fait sortir les Israélites d'Égypte, tous ensemble vous me rendrez un culte sur cette montagne ».

Moïse semble toujours perdu dans ses pensées, quand il se dit, encore une fois plutôt en lui-même, la bouche toujours vide : « Supposons que j'aille vers les Israélites et que je leur dise : ‘Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous.’ S'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? » Et je préfère de loin cette traduction de la Nouvelle Bible Segond à la version en français courant qui fait Moïse répondre niaisement « Bien! Je vais donc aller trouver les Israélites ».

Car Moïse n’est sûrement pas sûr de lui. Ce n’est qu’à la suite de cette question muette qui manifeste la perte de ses paroles, que Moïse peut enfin réapprendre à parler de Dieu. Il part de zéro, il avoue que cette tempête divine d’un buisson lui a arraché ses mots : « S'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? Et Dieu déclara à Moïse : Eyeh asher eyeh !

Moïse est alors guéri, il a retrouvé la parole, il a appris à parler de Dieu aux Israélites : « JE SUIS m'a envoyé vers vous ». Mais plutôt que cette énorme formule qui a fait couler beaucoup d’encre, qui a inspiré aux grands et aux moins grands philosophes les explications sur l’essence de Dieu les plus étincelantes et les plus invraisemblables, il me reste de ce récit de la vocation de Moïse cette petite question muette, et démunie : Que leur répondrai-je ?

En effet, cette question mosaïque « Que leur répondrai-je ? » est aussi ma question, et je pense qu’elle est une question que beaucoup parmi nous se posent. Que répondrai-je ?, c’est la question que nous posons quand les mots de la foi nous paraissent usés, usagés, vieillards, parfois déformés ou déformants, souvent défraîchis et fatigués. Que répondrai-je ? Comment je le dirai moi ?, c’est la question que je me pose quand je rencontre des chrétiens qui n’ont pas la langue dans leur poche, qui proclament et annoncent des vieux mots religieux comme s’ils sortaient d’usine, si personne ne les avait jamais entendu.

« Nous croyons en un Dieu unique, existant éternellement en trois personnes... »

Que répondrai-je ?

« Homme est sauvé par la foi en l'œuvre suffisante du Christ à la croix... »

Que répondrai-je ?

« Nous croyons au retour en personne du Seigneur Jésus-Christ pour établir son royaume glorieux avec tous ses rachetés. »

Que répondrai-je ?

Des générations de chrétiens ont dit et répété ces phrases. Est-ce pour autant qu’ils sont justes et vrais ? Il faut faire attention aux mots. Ne pas les répéter à tout bout de champ. Ni les employer à tort et à travers, les uns pour les autres, en racontant ce qui nous arrange. Car les mots s’usent, et parfois, il est trop tard pour les sauver.

Nous sommes alors comme Moïse : Nous entendons l’appel, nous pressentons que la Parole de Dieu fera du bien à notre prochain, qu’il en a besoin – mais comment lui dire ? Que faire quand les mots de la foi nous semblent fatigués et usés ? Que faire face à ce sentiment que
la tempête du langage, qu’il soit d’ailleurs profane ou religieux, nous a arraché les mots pour dire notre vie et notre foi ? Nous bougeons les lèvres, mais rien ne sort – la bouche est vide.

Éric Orsenna, dans « La grammaire est une chanson douce », a inventé un hôpital pour les mots. Monsieur Henri y chantonne, pour bercer les mots maigres et pâles, le plus câlin de ses refrains : Cette chanson douce, je veux la chanter pour toi... La petite biche est aux abois, dans le bois se cache le loup, mais le brave chevalier passa, il prit la biche dans ses bras...

Je doute que pour les mots de la foi, cette chanson douce ne fasse l’affaire, ni toutes les autres chansons plus ou moins lisses, doucereuses et un peu plates qu’on a pu inventer pour sauver le sacré langage de l’Église. Même dans le récit de Moïse, ce n’est pas la réponse de Dieu ‘JE SERAI QUI JE SERAI’ qui nous réapprendra à parler de Dieu et avec Dieu aujourd’hui : Nous ne pouvons procéder par copier-coller pour retrouver des mots pour dire la foi aujourd’hui. Mais nous pouvons nous rassurer en lisant l’histoire de Moïse : Nous ne sommes pas les premiers à chercher nos mots.

Le seul hôpital pour les mots de la foi reste notre Bible, et spécialement la Bible hébraïque. Elle ne fait certes pas de miracles, elle ne chantonne que rarement une chanson douce, mais elle transforme notre langage. Sa lecture nous permet d’apprendre à respecter les mots, de les dire parfois provisoirement, comme une confession de foi. Lire la Bible en profondeur, sans la mettre tout de suite à notre goût et justement la lire avec ce sentiment d’être muet, de ne pas avoir les mots pour dire sa vie et sa foi, est comme un séjour long dans l’hôpital qui mène, fions-nous au témoignage des anciens, à la guérison. Amen.