dimanche 19 janvier 2014

L'irremplaçable remplaçant

Semaine de prière pour l’unité des Chrétiens - Cathédrale de Strasbourg
Prédication sur l’Évangile selon Jean, chap. 1, vv. 29 à 34

Est-ce que quelqu’un pourrait venir me remplacer ? Quelqu’un peut-il prendre la relève ? J’aurais juste besoin d’une personne pour me suppléer...
Chers amis, rassurez-vous, je vais bien. Je tiens le coup et je me réjouis de nous retrouver réunis dans cette cathédrale œcuménique millénaire, afin de prier ensemble pour l’unité des Chrétiens. Car dans la prière, nous sommes irremplaçables.




Par contre, il y a d’autres domaines de la vie où j’aurais parfois bien envie qu’un remplaçant vienne me relayer. Combien de fois n’ai-je pas rêvé d’un suppléant personnel quand il s’agissait d’attaquer la montagne de vaisselle ; ou quand il fallait se lever la nuit pour chercher un biberon pour un enfant... Heureusement il y avait ma femme !

Chacun de nous apprécierait un suppléant dans ce qu’il a du mal à faire. Et les remplacements, ça peut avoir un caractère tout à fait heureux ; quand vous pensez à l’Opéra ou au théâtre (ou d’ailleurs un peu partout) : on y découvre les nouveaux talents quand ils remplacent pour un soir une étoile tombée malade. Autrefois, au temps révolu de la conscription, il y avait le remplacement militaire, là c’était moins une question de talent. Les familles bourgeoises ou nobles pouvaient négocier une somme d’argent devant notaire pour payer un remplaçant qui effectuait le service militaire à la place de leur fils. Même si l’on dit que nos cimetières sont remplis de gens irremplaçables, quelques-uns y sont donc bien allés en tant que remplaçants...

Je vous parle de tout cela parce que notre lecture d’Évangile nous présente ce matin un remplaçant tout à fait particulier. Jean le Baptiseur, voyant Jésus venir vers lui, prononce cette confession de foi à la fois étrange et sublime, qui nous semble pourtant presque évidente, tellement nous l’avons répétée dans nos liturgies : « Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde. »

Jean le Baptiseur identifie Jésus comme « remplaçant » de l’humanité dans ce qu’elle a du mal à faire. Ce matin, par cette lecture, nous sommes déjà à Pâques! Dès le début de son récit, l’évangéliste Jean affirme le sens profond du mystère pascal dans cette préfiguration de notre libération.

Jean relie Jésus aux personnages et aux thèmes de la Bible hébraïque: l’Agneau de Dieu, c’est le symbole de la libération des Hébreux de l’esclavage, la libération d’Isaac de l’emprise d’Abraham ; l’Agneau de Dieu, c’est celui qui libère du « péché originel », de l’asservissement d’un peuple par un autre, d’un homme ou d’une femme par un autre homme ou une autre femme ; l’Agneau de Dieu libère de ce mal toujours à l’œuvre, de cette puissance souterraine et obscure qui possède l’être humain, qui le manipule et le trompe. C’est dans l’éviction de ce mal que Jésus est venu nous suppléer et nous remplacer, tant nous avons du mal à le faire nous-mêmes par nos honorables mais précaires forces morales.

La figure de l’agneau de Dieu nous renvoie au monde ancestral des sacrifices, qui est pourtant loin d’avoir disparu de nos têtes. Ce n’est pas parce que nous ne tuons plus de bœuf sur cette table, que nous appelons pourtant bien « autel », que nous ne sommes plus préoccupés et oppressés par la question éternelle de l’homme: quel sacrifice Dieu — ou l’idole que nous mettons à sa place — demande-t-il en compensation de sa bienveillance ou de sa protection?

L’asservissement par la logique des sacrifices est toujours à l’œuvre, même dans des structures qui se croient aussi loin de la vieille religion qu’est la République de la Monarchie (mais qui y ressemble parfois étrangement). Les boucs émissaires, les victimes expiatoires, nous en avons besoin tous les jours.

L’évangile de Jean crée le lien entre la pratique des sacrifices qu’a déjà supprimée en partie la Bible hébraïque et la passion et la mort de Jésus : il nous prépare à la révélation que Dieu n’est pas celui qui attendrait des sacrifices comme preuve de la foi ou pour prix du rachat de l’humanité.

Christ, agneau de Dieu, devient notre remplaçant auprès de Dieu dans la libération de la logique sacrificielle. Le Crucifié s’identifie à notre angoisse que Dieu nous ait quittés, comme à notre sentiment de culpabilité d’avoir quitté Dieu. Le Christ nous remplace auprès de Dieu parce qu’il se porte garant pour Dieu, en se portant garant pour le plus faible parmi les hommes. C’est cela que Jean appelle «enlever le péché du monde ».

Notre quête de salut et d’identité, nos questions « Qui suis-je? », sont profondément changés par cet Évangile du Christ qui nous remplace dans ce que nous sommes au plus profond de nous. La réponse à la question « Qui suis-je? » est alors : je suis unique, mais remplaçable. Qui vient me remplacer dans ce que je suis incapable de faire devant Dieu ? C’est le Christ : il est celui qui me supplée sans me supprimer, qui se porte garant pour Dieu en se portant garant pour moi.

Ainsi, le Christ devient aussi un « remplaçant » de Dieu pour nous. Puisque le Dieu évident, tout-puissant et absolu nous est devenu impensable, inaccessible, inatteignable dans notre monde qui a appris à se passer de l’hypothèse Dieu, la figure du Christ vient le suppléer. Le Nouveau Testament ne nous atteste rien d’autre que le Christ qui agit pour nous à la place de Dieu. Dans la mort du Christ résonne aussi la mort de Dieu, de ce Dieu précisément qui attendrait des sacrifices comme preuve de la foi ou pour prix du rachat de l’humanité. Dans la résurrection du Christ, préfigurée dans les récits de sa naissance, une nouvelle conscience de Dieu nous est née.

Car nous avons besoin de le réentendre tous les ans : Noël consiste non pas à habiller d’oripeaux réputés divins l’enfant de la crèche, mais voir Dieu aux couleurs de l’enfant de la crèche. Noël est aussi un deuil : deuil du Père-tout-puissant-primitif-qui-n’a-jamais-été-fils, deuil des illusions religieuses, deuil des vérités idéales qui réclament leur tribut de sacrifices.

Mais au cœur de ce deuil se trouve la promesse d’un Dieu au cœur de chair, l’appel qui donne le pouvoir de devenir enfant de Dieu, sans recours au sacrifice, et la vérité... La seule, celle qui rend libre : Dieu a choisi l’humanité, définitivement, abolissant toute dette.

« Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde. » Avec Blaise Pascal, nous pouvons répondre à la confession de foi de Jean le Baptiseur : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde: il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Frères et sœurs, nous sommes ce corps du Christ souffrant, agonisant. Dans nos séparations, dans nos incompréhensions, dans nos contradictions, nous ressentons et nous représentons la souffrance du Christ. La désunion de nos églises et la désunion de l’humanité le font souffrir.

Prier pour l’unité des Chrétiens semble bien la moindre de choses que nous pouvons faire. Or, autant qu’il est important de prier ensemble, la prière ne suffira pas ; la prière ne doit pas être autosuffisante. Le corps du Christ doit agir au nom de Dieu dans ce monde, car ce corps que nous sommes est bien donné pour la multitude. L’Église existe pour ceux qui n’y sont pas, disons-nous dans le protestantisme. Parce que le Christ nous supplée sans nous supprimer, nos mains, nos cœurs et nos têtes restent irremplaçables pour semer des traces de l’humanité de Dieu dans ce monde.

Le mouvement œcuménique est allé très loin pour montrer qu’il y a bien plus qui nous unit que ce qui nous sépare. Nos coutumes et nos cultures différentes ne sont plus aujourd’hui un obstacle en soi à l’expression de l’unité du corps du Christ. L’élan œcuménique peut alors nous porter — enfin, j’allais dire — à quoi il était destiné au départ : à agir ensemble en tant que corps du Christ. L’œcuménisme n’est pas mort, d’une affaire des spécialistes il est juste redevenu une tâche pour chacun de nous et pour nos communautés locales : quand est-ce que nous nous retrouverons pour « faire ensemble tout ce que nous pouvons faire ensemble », comme disait frère Alois à ce même endroit il y a quelques semaines ?

Comme le Christ nous remplace auprès de Dieu parce qu’il se porte garant pour Dieu en se portant garant pour le plus faible parmi les hommes, nous pouvons nous remplacer, nous suppléer, nous relayer et nous rejoindre, aussi souvent que possible, en tant que vicaires du Christ et au bénéfice de ce monde que Dieu aime et qu’il relève. C'est là que chacun de nous est vraiment irremplaçable. Amen.