dimanche 2 février 2014

Le père perdu


— Luc 15,1-2.11-32 —

Dans cette parabole — la plus longue du Nouveau Testament —, chacune et chacun de nous peut trouver sa place. Elle est un peu comme une grande maison avec toutes sortes de pièces où nous pouvons nous installer, chacune et chacun selon sa situation et sa convenance. Que nous soyons venus avec une bonne ou une mauvaise conscience, conscience apaisée ou inquiète, avec des certitudes ou avec des doutes, Chrétiens par conviction ou Chrétiens par convention, croyants, demi-croyants ou incroyants : la parabole du père et de ses deux fils nous permet de voir plus loin dans notre vie. « Si toute la Bible disparaissait, disait Martin Luther, et s’il ne restait que cette parabole, tout serait sauvé. »




Qu’est-ce qu’on n’a pas dit du fils prodigue, du fils qui gaspille son héritage : qu’il était perdu et mauvais. Qu’il était l’incarnation de l’homme moderne, inconscient, chahuteur, égoïste ! En même temps, on comprend qu’il fallait bien que cette histoire soit marquée par une trempe un peu exceptionnelle pour nous mettre en marche. Pour qu’elle soit une histoire de conversion. Car ce fils, manifestement, devait partir pour apprendre qui il était. Il devait partir pour expérimenter que son père le laisserait partir. Il devait partir pour que la nature même de cette filiation unique sans domination pût se révéler.

Ça paraît banal de le dire : dans une histoire du genre « Un père avait deux fils, et tout se passe bien », personne n’y apprend rien, car les personnages n’y apprennent rien. Grâce au fils gaspilleur, l’histoire devient authentiquement humaine. Parce que c’est ainsi que notre identité aussi s’est construite. Nous avons quitté père et mère. Dans la vie biologique ainsi que dans la vie spirituelle, la séparation de cette figure paterno-maternelle écrasante fait partie de la construction de l’humain. D’une certaine manière, il n’y a donc rien de plus commun que de dire « Père, donne-moi la part de fortune qui doit me revenir », et de partir pour un pays lointain. Le retour dont il sera question dans la suite est à ce prix. La parabole s’appelle-t-elle donc à juste titre « parabole du fils prodigue et perdu » ?

Dans ce cas, n’efface-t-on pas trop rapidement le fils aîné ? Car en fait, ça serait lui, la figure tragique. C’est lui qui aurait carrément raté l’essentiel. Pourtant, il est habituellement classifié parmi les personnages secondaires de la parabole. Chez le fils aîné, en principe, tout semble en ordre (sauf un petit malentendu concernant une question de gestion de la charcuterie familiale à la fin...). Certes, tout y est en ordre, mais justement : rien n’est en marche. Ce fils que conserve son père afin qu’il lui serve devient un fils-conserve : stérilisé et enfermé dans une vie hermétique, comme dans une boîte de conserve, il en accumule tellement qu’il lui explose au visage quand le père retrouve le fils perdu. Finalement, l’histoire du fils-conserve n’est-elle pas plus tragique que celle du fils perdu ? Ne devrait-on pas rebaptiser la parabole en « parabole du fils-conserve, ou fils hermétique » ?

Mais attention, il reste le troisième personnage. Et qu’est-ce qu’on n’a pas dit de ce père : qu’il fallait l’imiter, s’inspirer de son attitude pour apprendre à pardonner ; qu’il était un modèle pour la vie chrétienne, pour tous les parents chrétiens ; aussi que l’on pouvait comprendre les sentiments de Dieu pour ses enfants à travers le personnage de ce père qui laisse partir son fils, qui lui laisse sa liberté de vivre comme bon lui semble, etc.

Mais honnêtement : ce père n’a-t-il pas raté sa vie ? L’un des fils part, l’autre reste, mais la relation avec l’un comme avec l’autre est perdue. Même en accueillant gracieusement voire grassement le fils perdu, il perd encore le fils aîné. Dans la mesure du temps humain, cette histoire n’est ni la parabole du fils perdu, ni du fils-conserve : c’est véritablement l’histoire du père perdu.

C’est alors qu’elle devient un bout de l’autobiographie de Dieu. Jésus nous raconte en fait la parabole du Dieu perdu. Selon cette parabole, Dieu lui-même a bel et bien raté sa vie divine : les uns parmi ses enfants partent, les autres restent, mais la relation avec les uns comme celle avec les autres est perdue. Grâce au Christ, nous le savons seulement ; nous savons que tous, nous nous tenons devant Dieu, malgré toutes nos différences, unis par le seul fait d’être désunis d’avec Dieu, comme nous sommes désunis en nous-mêmes.

Aussi, l’histoire du fils prodigue, du père perdu et du fils-conserve n’a pas vraiment de morale. Elle résume simplement ce qui advient, avec une honnêteté et une simplicité qui nous désarment de nos arguments pour, contre, avec Dieu.

Le dénouement de la parabole ne se trouve finalement pas dans l’accueil inconditionnel du fils par le père en tant que tel, comme nous pouvions le penser. Car cet accueil n’intègre pas le fils aîné. Le dénouement vient de ce pardon que le père demande au fils aîné : « Il fallait bien faire la fête et se réjouir ». Le Dieu perdu demande pardon auprès de son enfant : c’est d’abord lui qui demande à ses enfants de l’accueillir, non l’inverse.

La parabole du père perdu devient alors l’histoire de la conversion de Dieu. Ce qui compte dans notre vie, du point de vue de la parabole, c’est que Dieu espère, que Dieu aime, que Dieu croit en nous, avant que nous puissions espérer, aimer et croire. Ce qui nous est offert dans cette parabole est une vie où l’homme est autant, sinon davantage, l’espérance de Dieu, que Dieu est l’espérance de l’homme. C’est une vie d’une instabilité spirituelle salutaire puisqu’elle nous préserve d’une vie en conserve.

La parabole du Dieu perdu se termine par le plus beau, le plus important verset de la Bible s’il fallait en choisir un seul. Le verset qui sauve une vie, par lequel le Christ narrateur de la parabole sauve Dieu, au point qu’on pourrait dire que c’est ce verset par lequel Dieu, notre père perdu, se sauve soi-même : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi... ton frère que voici était mort, et il a repris vie ; il était perdu, et il a été retrouvé ! ». Amen.