dimanche 18 novembre 2012

Elie, la galette et la galère

- 1 Rois 19, 1 à 8 -

J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour vous.
Laquelle voulez-vous entendre en premier ? …
On croit toujours qu'en commençant par la mauvaise nouvelle, on terminera au moins par une bonne...

La mauvaise nouvelle, c'est que vous allez être déçus si vous êtes venus ici avec l'attente que Dieu ou la religion vous apporteront bonheur et prospérité ; vous allez être déçus si vous pensiez dénicher un bon paquet d'énergie supplémentaire pour prendre l'envol.

Il est vrai que nous attendons habituellement que Dieu et la religion nous aident à mener une vie réussie, à construire une réussite personnelle et spirituelle, à nous procurer un destin favorable ou heureux : on vient au temple, justement, pour entendre une bonne nouvelle.

Nous attendons que Dieu et la religion nous donnent ce petit "plus" qu'on ne trouve ni chez le psy, ni en faisant ses courses, qu'on trouve nulle part ailleurs dans notre société de "services à la personne".

L'Eglise, pensent certains, c'est en effet un truc pour les "cas" où ni le psy, ni le foot ont pu aider. L'Eglise, pensons-nous, c'est au moins un endroit où l'on se remonte un peu le moral.
Eh bien, la mauvaise nouvelle, c'est qu'il n'en est rien, ou bien que ça ne se passera pas forcément de la manière attendue.
Car l'histoire d'Elie que nous méditons ce matin est une histoire d'un échec personnel et spirituel, un échec cuisant.

L'histoire qui nous est raconté dans les chapitres 17 à 19 du 1er livre des Rois est un véritable film, magnifiquement écrit d'ailleurs. C'est le récit d'une ascension étincelante qui se solde par une défaite pénible.

Au départ, Elie est le méga-puissant opposant du super-puissant roi Akab, en décrétant :

« Par le SEIGNEUR vivant, par le Dieu d'Israël que je sers, je l'affirme : pendant plusieurs années, il n'y aura pas de rosée et pas de pluie, sauf si je le commande. » Même pour un prophète, ça, il faut quand même le faire ! Du coup, Elie doit se cacher devant la colère du roi ainsi privé de ses ressources.

Elie se fait confortablement nourrir par l'intermédiaire de Dieu et de la veuve de Sarepta (pain et viande matin et soir, la farine ne manque pas, l'huile ne diminue pas…). Et en passant, il ressuscite le fils de la veuve. Puis il convoque d'une autorité infaillible -en conjurant le risque de l'affrontement- Akab le roi en rage, le traitant comme un petit voyou, lui enjoignant : "Fais rassembler tout le peuple d'Israël autour de moi... Que les Israélites viennent avec les 450 prophètes du dieu Baal ! Qu'ils viennent avec les 400 prophètes de la déesse Achéra que la reine Jézabel protège !" PAF !

C'est un véritable showdown, une confrontation comme dans les western : Elie seul (au nom de Dieu) contre tous.
Elie commence par engueuler véritablement le peuple d'Israel : "Jusqu'à quand sauterez-vous d'un pied sur l'autre ? Si c'est le SEIGNEUR qui est Dieu, suivez-le ! Si c'est le Baal, suivez-le !"PAF ! Dans la suite, Elie organise une espèce de concours d'activité religieuse pour montrer qui est le vrai Dieu : le SEIGNEUR ou Baal. C'est un festin énorme, où le sang des taureaux et des faux prophètes coule à volonté.

Elie est le grand maître de cérémonie, qui remporte évidemment la victoire puisque c'est le SEIGNEUR qui fait descendre du feu qui brûle le sacrifice et tout le reste, en convertissant le peuple. Elie finit même le sale boulot en massacrant personnellement chacun des faux prophètes. Quand ensuite la pluie revient, on se croit littéralement à la fin du film ; la scène semble parfaite, Elie est le boss : Le SEIGNEUR remplit Élie de force...

Mais il n'en est rien.

Car au lieu de triompher, Elie prend la fuite devant une femme. La reine Jézabel lui transmet une menace plutôt jolie du genre : Tu vas voir ! Mais Elie, le méga-prophète, le vainqueur du roi super-puissant, le boss spirituel d'Israël, "voyant cela, s'en alla pour sauver sa vie."

Quelle chute, chers amis ! L'histoire d'Elie le méga-prophète se termine avec ce tableau d'un échec, d'une véritable galère : dans le désert, il s'assit sous un arbre et demanda la mort en disant : "Cela suffit ! Maintenant, SEIGNEUR, prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères".

Et seulement l'intervention très douce et secrète d'un "messager" (le texte ne précise pas d'où il sort, celui là !) qui le toucha et lui dit : "Lève-toi, mange !" sauve Elie. En mangeant deux fois une galette cuite sur des pierres chaudes et en buvant une cruche d'eau, il trouve juste la force de se lever ; "avec la force que lui donna cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu'à la montagne de Dieu, l'Horeb."

Elie peut nous paraître comme un homme battu, un loser. Du grand maître qui commandait dans les plus hautes sphères de l'Etat, il est tombé bas, il doit même transférer son pouvoir prophétique à Elisée. On dirait qu'il devient à nouveau un type "normal".

Il y a là un parallélisme qui me frappe, une progression étonnement semblable entre l'histoire d'Elie et celle de l'Eglise. Après des débuts modestes, pendant plus qu'un millénaire, l'Eglise menait les affaires de l'Etat, pour ne pas dire : l'Eglise était l'Etat, dans la vieille Europe et au-delà. Toute question profane impliquait un problème d'ordre sacré, ce qui posait -comme nous le savons- de sacrés problèmes. Les théologiens peuplaient les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire pour contrôler toute manifestation de la vie en vue de leur conformité avec la volonté de l'Eglise.
Heureusement ce pouvoir-là de l'Eglise est passé ; mais dans notre imaginaire religieux, nous pensons encore souvent selon ce schéma. Par rapport à telle ou telle question éthique, que dit "l'Eglise" ? Que "dit l'Eglise" sur le travail dominical ? Que "pense l'Eglise" de la crise économique ?

Or, l'histoire de l'Eglise est semblable à celle d'Elie : D'une puissance de ce monde qui commandait dans les plus hautes sphères de l'Etat, elle est revenu "à la normale", elle a du transférer son pouvoir politique à l'Etat laïc. Et heureusement ! Doit-elle donc continuer à mener le grand jeu des positions officielles, avec lobbying & tout le reste ? Je ne suis pas si sûr...

C'est dans ce sens que l'histoire d'Elie a un sens tout à fait positif : La bonne nouvelle dans notre histoire, c'est que ce n'est pas la réussite, qu'elle soit professionnelle ou spirituelle, qui doit occuper la première place dans notre vie. La bonne nouvelle d'Elie, c'est quand on trouve juste assez de confiance et de force pour se relever d'un échec, d'une maladie, d'une dépression, d'un deuil.

L'histoire d'Elie nous permet de changer de regard sur notre propre histoire : nous n'avons pas besoin de raconter notre vie, y compris notre vie de foi, comme une histoire à succès. Nous pouvons admettre les passages à vide, et mettre en valeur précisément le petit détail, la parole encourageante, "la galette et la cruche", qui à différents moments, nous a juste permis de nous relever et qui nous permet encore de continuer à marcher, peut-être même péniblement. Cela suffit pour que notre histoire soit digne de l'humanité.

Dans notre biographie spirituelle, ce qui est finalement important, ce ne sont pas les passages de gloire. Ce qui "donne de l'envol" à notre histoire, ce ne sont pas les périodes où tout va bien, "pas de questions, pas de problèmes, que du bonheur". Ce qui est intéressant, ce sont ces petits détails qui nous ont aidés à nous relever d'une chute : la "galette" qui nous a aidé de passer par une "galère", si je peux me permettre l'expression, par exemple tel ou tel souvenir, et peut-être le souvenir de notre baptême : le fait de pouvoir se remémorer que notre valeur ne vient pas de nos actes, de nos accomplissements, de notre origine, mais qu'elle est entièrement donnée, gratuitement, et acquise une fois pour toutes par l'amour de Dieu.

Dieu et la religion nous aident non pas à mener une vie totalement réussie, mais à assumer aussi nos chutes, nos faiblesses et nos échecs, et à nous relever en acceptant le peu qui nous est donné, la galette dans la galère, pour continuer à marcher. Amen.