dimanche 2 décembre 2012

Léa, une femme seconde

- Genèse, chap. 29, 16 à 35 ; chap. 30, 17 à 21 -

Seigneur, donne-moi le courage
de changer ce qui peut l’être,
la grâce d’accepter avec sérénité
ce qui ne le peut pas,
et accorde-moi le discernement nécessaire pour faire la différence
entre les deux.


Cette « prière de la sérénité » est devenu un classique de la spiritualité humaine.
Malgré des années de travail par des chercheurs sérieux, et beaucoup d’hypothèses par des chercheurs amateurs, l’origine exacte de la « prière de la sérénité » demeure un mystère.

Toutefois, une chose semble incontestée : c’est la revendication de paternité du théologien américain Reinhold Niebuhr, qui affirmait qu’il l’avait écrite, à la fin des années 30, comme conclusion à une prédication. Il admet pourtant que la phrase était connue par l’empéreur et philosophe stoïcien Marc Aurèle qui la formulait ainsi : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé ; et le courage de changer ce qui peut l’être ; mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. »

Ce qui est sûr, c’est que cette prière a fait son chemin à travers les temps, qu’elle a inspiré des hommes et des femmes de tous horizons, au point qu’elle est aussi devenue la prière, voire la devise, des Alcooliques anonymes.

En lisant l’histoire - pour le moins - rocambolesque et saugrenue de Léa, la femme seconde du patriarche Jacob, je me dis que la prière de sérénité pourrait bien remonter jusqu’à elle. Car cette Léa devait bien être une spécialiste choses qu’on ne peut pas changer dans la vie, que l’on subit, avec lesquelles il faut apprendre à vivre sans les avoir choisi.

Léa a dû affronter au moins deux réalités dans sa vie qu’elle n’avait certainement pas choisi : le mariage imposé et imprévu avec Jacob et le manque d’amour vis-à-vis d’elle de la part de son mari.

Ces réalités - l’imprévu, le manque d’amour (ou la déloyauté) - sont bien présentes dans notre vie, et avec quelques autres - la souffrance, l’injustice, l’impermanence (ou la finitude) - elles font partie de ce que nous devons apprendre à accepter pour pouvoir traverser ces épreuves, simplement pour survivre.

D’abord : Qui est cette Léa pour qu’elle devienne une mère de sérénité pour nous ? A priori, rien ne la destinait à devenir une des matriarches d’Israël, avec sa soeur Rachel, l’aimée de Jacob. Le narrateur présente Léa en disant simplement qu’à la différence de Rachel qui était d’une très grande beauté, Léa avait des yeux « doux ».

L’adjectif hébreu que l’on traduit ailleurs par tendre ou par délicat, peut être compris comme un signe de beauté ; mais il est vrai que l’on a aussi compris, par opposition à la beauté de Rachel, que Léa avait un regard terne, « des yeux délicats », ou même, comme traduisait Luther dans toute sa brutalité, « ein blödes Gesicht » (un visage bête).

Cette brutalité est réelle dans la vie de Léa. Quand elle doit affronter un imprévu qui nous parait aujourd’hui monstrueux pour elle, le mariage forcé avec Jacob, elle subit seulement les moeurs et une organisation sociale qui prévalait pendant des milliers d’années : la mariage est un contrat conclu entre hommes, entre le père et le mari. Le scandale que le récit met en avant n’est pas l’imprévu pour Léa, mais pour Jacob qui s’est fait avoir, on dirait, dans cette affaire qui ressemble à un vaudeville.

C’est presque étonnant que le texte, qui n’est pas tendre avec les femmes, nous rende attentif au fait que Léa souffrait du manque d’amour de son mari, puisque ce critère était tout à fait secondaire dans un mariage de l’époque.

C’est peut-être à cause de cette dimension de sympathie que nous partageons la douleur de Léa. Car au-delà le fait que les choses ne se déroulent pas toujours selon nos plans non plus, nous pouvons ici avoir la sensation
de ne pas maîtriser notre vie. C’est cela qui nous fait peur. Au désarroi qui nous envahit quand nos plans sont contrariés s’ajoute le sentiment d’être fondamentalement seul dans notre histoire. Plus le sentiment d’avoir été peu soutenu, mal accompagné dans l’enfance est grand, plus les « non » de la vie sont difficiles à accepter.

En revanche, si l’on accepte, comme Léa semble le faire, cette idée que l’existence elle-même est soumise aux lois de l’univers, notre désir si humain de toute-puissance s’en trouve un tout petit peu relativisé. Nous pouvons ensuite nous demander de quel manque nous souffrons en fait : Quelle satisfaction attendions-nous exactement ? C’est en identifiant notre attente déçue que nous pouvons réfléchir à d’autres moyens de les satisfaire. Cet examen de nos actes, des événements de notre vie peut nous ouvrir à une dimension plus sensible et plus intuitive de l’existence.

La deuxième réalité que nous affrontons à travers l’histoire de Léa est celle du manque d'amour. Être aimé et se sentir aimé signifient se sentir reconnu, validé dans son existence. Il est aujourd’hui établi à quel point ce manque de reconnaissance provoque un état d’inquiétude permanente. Même si l’histoire de Léa se termine finalement bien, puisqu’elle reçoit la reconnaissance  par la naissance de ses enfants, nous comprenons pour notre vie que sans le regard aimant des autres – amis, conjoint, famille, collègues –, nous ne nous sentons plus exister, notre identité personnelle se trouble.

Il est vrai que souvent, la demande d’amour est aujourd’hui une demande de reconnaissance identitaire. Si elle reste sans réponse, c’est le sens même de notre vie qui nous échappe.
La déloyauté renvoie à la même  négation de soi : être trahi, cela signifie voir sa confiance, ses droits et ses besoins ignorés, bafoués. La trahison brise le contrat tacite qui prévaut dans tout échange humain équilibré : je donne et je reçois à hauteur de mon don.

Lorsqu’il y a rupture violente du contrat, c’est non seulement notre confiance en l’autre qui est abîmée, mais aussi notre confiance en nous-même (« Qu’est-ce que je vaux pour être traité avec si peu d’égards ? »).

Avec Léa, nous apprenons qu’une relation est toujours une co-création. Dans toute relation, il est important de comprendre ce qui est de notre fait, et non de notre faute, comme disait Françoise Dolto. Qu’ai-je donné et comment ? Qu’ai-je attendu de l’autre ? Ai-je été capable de satisfaire moi-même mes besoins essentiels ?

En priant, avec Léa, pour le courage de changer ce qui peut l’être,
pour la grâce d’accepter avec sérénité ce qui ne le peut pas,
et pour le discernement nécessaire pour faire la différence entre les deux,
nous pouvons assumer le chantier que représente notre vie, malgré nos effort de la canaliser et de lui enlever tout risque. Cette sérénité est toujours une nouvelle façon d’expérimenter que l’amour de Dieu est plus grand que le malheur des hommes. Amen.