dimanche 30 décembre 2012

Ecrire sa vie

- Deuteronome 8, 1 à 5 -

Ecrire son autobiographie n'est pas l'apanage des mourants. Au contraire, pour entrer dans notre vie, nous devrions tous écrire notre autobiographie, au fur et à mesure de la vie. Écrire son autobiographie est le meilleur moyen - et beaucoup moins cher que des séances de psy ! - de se saisir de sa vie par le souvenir. Car seulement si nous apprenons à nous souvenir, nous pouvons vivre en conscience, comprendre qui nous sommes au présent.

Les sages et les psychologues - pour une fois qu'ils tombent d'accord ! - le disent bien : pour vivre heureux, il ne faut pas se comparer avec les autres, mais avec la personnes que l'on a été - en se saisissant de son évolution personnelle, on devient à la fois humble et clairvoyant.

C'est donc une fausse idée que de croire que l'on écrit son autobiographie pour les autres, par envie de laisser une trace écrite de son passage, pour témoigner, sauvegarder une mémoire, ou par peur de la mort. On doit écrire son autobiographie pour mieux vivre les journées et les années qui nous seront encore données ! Peu importe alors la forme ou la qualité du récit, qui ne se doit même pas d’être cohérent, compréhensible, lisible ou le plus complet possible.

Se souvenir de son histoire pour se saisir de son avenir, ce n’est pas vouloir raconter toutes ses histoires. Certes, nous en avons tous plusieurs, qui s’entrecroisent, se mêlent, se superposent, se soutiennent, etc. Une histoire professionnelle, une histoire amoureuse et conjugale, une histoire familiale, une histoire personnelle, une histoire intellectuelle, une histoire spirituelle, etc.
Mais il suffit déjà largement de commencer par identifier des étapes qui ont marquées des tournants, par le souvenir de figures qui ont stimulé nos quêtes de vie - des personnes, des modèles, des rêves, des cauchemars.
Si vous dites maintenant que cela vous parait bien dépasser vos capacités littéraires ou votre emploi du temps, je peux vous proposer un coach personnel - tout à fait gratuit en plus !

Car vous avez raison : aucun roman n'aurait jamais existé sans ce que l'on appelle aujourd'hui un coach d'écriture, autrefois une muse, une égérie. Mais l'inspiratrice ou l'inspirateur que je vous propose ne relève en rien d'un aguichage - ce coach personnel, c'est votre Bible, en partant du texte que nous avons lu ce matin.
Nous savons pourtant bien que la Bible est une espèce de biographie - certains disent, la biographie d'un peuple, d'autres, la biographie de Dieu lui-même. Je propose d'être plus modeste et d'approcher la Bible précisement comme une école d'autobiographie. La Bible nous apprend, par les récits qui sont faits de mémoire, à nous souvenir de notre vie, en particulier de ce qui fait sens et de ce qui fait scandale.

L'exemple originel du fonctionnement de cette "école d'autobiographie" est l'histoire des premiers humains : Pour comprendre d'une façon juste les récits d'Adam et d'Eve dans le livre de la Genèse, il faut renoncer à vouloir les situer dans les filiations empiriques et biologiques. Les deux figures théologiques que sont Adam, le "Terrien", et Havva, "la Vivante", sont destinés à nous faire comprendre le sens de notre vie, non pas la couronne de notre arbre généalogique.

Ainsi, les figures des récits de la Bible veulent nous apprendre davantage sur nous-mêmes, sur notre présent vécu comme présence d'un Autre, que sur le passé de quelques nomades des temps reculés. C'est en prenant la Bible pour notre coach personnel du "faire-mémoire" et de l'autobiographie, qu'elle déploie son vrai potentiel spirituel, sa force d'instruction et d'encouragement.

Notre lecture est parfaitement claire sur le sens de cette démarche : Tu te souviendras de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t'a fait parcourir depuis quarante ans dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté ; ainsi il t'éprouvait pour connaître ce qu'il y avait dans ton cœur et savoir si tu allais, oui ou non, observer ses commandements… tu reconnais, à la réflexion, que le SEIGNEUR ton Dieu faisait ton éducation comme un homme fait celle de son fils.

Le souvenir d'Israël est d'abord souvenir d'une pauvreté, d'une affliction, d'une épreuve, que le livre du Deutéronome comprend comme une éducation de la part de Dieu. L'autobiographie d'Israël que constitue la Torah, le souvenir de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t'a fait parcourir, non seulement ne fait pas abstraction des passages à vide, des temps de souffrances et de doutes, mais elle les privilégie dans la mémoire !

Israël, pour se connaître, se souvient avant tout de ses épreuves et ainsi de la délivrance reçu comme un cadeau de vie, délivrance qui devient alors toujours à nouveau le coeur de l'identité du peuple de Dieu. Cela est contenu dans ce beau verset qui résume l'expérience de foi d'Israël : "L'homme ne vit - et survit - pas de pain seulement, mais de tout ce qui sort de la bouche du SEIGNEUR."

Or, si nous prenons ce texte pour une première leçon de notre école d'autobiographie, il pose aussi un problème important. Certes, le souvenir de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t'a fait parcourir ne saurait pas non plus, dans mon cas, faire abstraction des passages à vide, des temps de souffrances et des temps de doute - mais est-ce que je dois les privilégier dans ma mémoire ? Pour me connaître, dois-je me souvenir avant tout des épreuves, pour reconnaître la délivrance reçu comme un cadeau de vie ? C'est une tendance bien connue dans les récit de vie chrétienne : le mal devient nécessaire pour mettre en valeur les bienfaits, voire les conversions. Le mal, vu dans le rétroviseur, est le matériau qui fait de ma vie un drame digne d'être raconté.

Certes, il n'est pas sain d'escamoter, dans notre souvenir, les temps de désert et de souffrance. Nous savons par la psychanalyse les déséquilibres et les dévastations psychiques que le déni d'une blessure peut causer. Ecrire sa vie, c'est aussi oser dire le mal, oser nommer sa souffrance.


Pourtant, nous ne devrions pas en faire un mal "nécessaire" et un matériau dramatique : aucune présentation de devrait enlever à la souffrance le caractère de non-sens, le côté indicible et incompréhensible. La souffrance reste absurde, même vue dans le rétroviseur.

Notre lecture biblique a été parfois utilisé pour justifier la souffrance d'Israël, et donc la souffrance humaine, comme un élément nécessaire d'éducation et de maturation. N'est-il pas dit que le SEIGNEUR t'a fait parcourir (la route) dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté ; ainsi il t'éprouvait pour connaître ce qu'il y avait dans ton cœur… il t'a mis dans la pauvreté, il t'a fait avoir faim" ? Le mal viendrait donc de Dieu, et serait donc un mal nécessaire pour se connaître ?

Là, il faut faire attention dans notre interprétation : Il serait, pour nous, parfaitement absurde de dire "Des souffrances, il en fallait bien pour mon éducation et ma maturation", car qu'est-ce que j'en sais ? Dois-je vraiment affirmer que la souffrance avait un sens pour pouvoir la nommer ?
Ne puis-je pas simpement reconnaitre qu'elles étaient bien réelles, ces souffrances ; qu'il n'est pas seulement une illusion, ce mal ? Dire simplement "Des souffrances, il y en avait, il y en a, il y en aura dans ma vie, et c'est parce que j'accepte de m'en souvenir qu'elles sont devenues un élément de mon éducation et de ma maturation".
En aucun cas, le texte nous pousse à justifier le mal comme une volonté divine. La Bible nous encourage au contraire à partager le cri de tout être humain face au scandale de la souffrance.

Contrairement au peuple dans notre lecture, nous ne sommes pas encore arrivés au bord de la terre promise. Nous devons nous tenir, pour le temps qui nous sera encore donné, au bord de nos misères comme de nos bonheurs. La Bible nous apprend et nous encourage à nous souvenir de notre vie, de tout ce qui fait sens et de tout ce qui fait scandale, et de vivre ainsi notre présent comme présence inspiratrice d'un Autre. AMEN.