dimanche 10 mars 2013

Divine séréndipité

- Jonas, chap. 3, 1 à 10
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Dieu, ce chercheur d’hommes qui seraient capables de vivre à la hauteur de son projet d’humanité, part en recherche... Mais la recherche initiale de Dieu à remettre de l’ordre est renversée par une réaction inattendue, et il s’agit maintenant pour lui d’exploiter de façon créative cet imprévu, d’assumer ce don divin de faire des trouvailles. Dieu, en cherchant des représailles, invente la grâce… 


Commençons par une histoire.


Une histoire qui remonte en un temps très ancien raconte que les trois fils du roi de Serendip (mot du perse ancien pour le Sri-Lanka) refusent de succéder à leur père. Le roi les expulse alors du pays. Les trois fils partent à pied pour voir des pays différents et bien des choses merveilleuses dans le monde.
 Un jour, les trois fils du roi de Serendip passent par un chemin où ils relèvent des traces d'un chameau. L'aîné observe que l'herbe à gauche de la trace est broutée mais que l'herbe de l'autre côté ne l'est pas. Il en conclut que le chameau ne voit pas de l'oeil droit. 
Le cadet remarque sur le bord gauche du chemin des morceaux d'herbes mâchées de la taille d'une dent de chameau. Il réalise alors que le chameau pouvait avoir perdu une dent.
 Et du fait que les traces d'un pied de chameau était moins marquée dans le sol, le benjamin conclut que le chameau boitait.
Les trois fils du roi de Serendip ont rencontré ensuite un conducteur de chameau qui avait perdu son animal. Comme ils avaient relevé les indices d’un chameau, ils lancent comme boutade au chamelier qu'ils ont vu son chameau et, pour crédibiliser leur blague, ils énumèrent les signes qui caractérisaient le chameau. Les caractéristiques s’avèrent toutes justes.
Accusés de vol, les trois frères sont jetés en prison. Ce n’est qu'après que le chameau est retrouvé sain et sauf par un villageois, qu'ils sont libérés.
 Après beaucoup d'autres voyages, les trois fils du roi de Serendip rentrent dans leur pays pour succéder à leur père. -


Je suis sûr que chacun de nous est déjà parti désespérément à la recherche de quelque chose pour ensuite trouver un autre truc qu’il ne cherchait pas : l’histoire qui stimule le plus notre imagination est celle du type qui fouille sa cave pour une banale boîte de pommes de terre et qui trouve un vrai Picasso de son grand-père.

Or, partir en recherche et trouver un fait que l’on ne cherchait pas, comme les trois princes de Serendip avec leur chameau, c’est un procédé beaucoup plus compliqué, subtil et productif que cela ; c’est une démarche qui -si je puis dire- a façonnée une bonne partie de l’histoire de la civilisation humaine. Je vais vous donner trois exemples.

En 1822, le physicien danois Hans Christian Ørsted tient entre ses mains un fil de cuivre réuni par ses extrémités aux deux pôles d'une pile. Sur sa table se trouve une aiguille aimantée placée sur son pivot. Tout à coup il voit l'aiguille se mouvoir et prendre une position très différente de celle assignée par le magnétisme terrestre. Ørsted comprend : un fil traversé par un courant électrique fait dévier de sa position une aiguille aimantée. C’est ainsi que Ørsted, qui donnait simplement un cours à ses étudiants, a trouvé un fait qu’il ne cherchait pas : la relation entre l'électricité et le magnétisme, qui est à l’origine de tous nos iPods, mixeurs, machines à laver etc.

Autre exemple : Marie Curie, la physicienne d’origine polonaise, commence en 1897 des travaux sur des rayonnements produits par l'uranium à partir de ses études sur le magnétisme de l’acier. Elle analyse les rayonnements d’un minerai, dans une baraque au fond d’une cour de l’Ecole de Physique et de Chimie à Paris. Et c’est là, avec son mari et d’autres collaborateurs, qu’elle trouve deux éléments chimiques qu’elle ne cherchait pas mais qui, entre temps, ont changé notre civilisation : En 1898, les Curie annoncent la découverte du Polonium, suivie de celle du Radium, éléments qui sont à l’origine de la technologie atomique.

J’ai encore un autre exemple dans le domaine de l'art. C’est une expérience décrite par le peintre russe Wassily Kandinski en 1910: «À Munich, un regard inattendu dans mon atelier m'a rendu perplexe. C'était à l'heure du crépuscule. Je rentrai chez moi avec ma valise de peintre. Quand j’aperçus tout d'un coup une toile incroyablement belle avec une chaleur intense, je m'arrêtais et m'approchais rapidement de ce tableau énigmatique dans lequel je ne voyais rien d'autre que des formes et des couleurs dont le contour restait incompréhensible.
Le lendemain, j'essayais à la lumière du jour de retrouver l'impression que j'avais reçue du tableau la veille. Mais je ne réussissais qu'à moitié. De plus, dans ce tableau mis sur le côté, je reconnaissais toujours les objets, l'azur délicat du crépuscule avait disparu. À présent je savais que 'l'objet' nuisait à mes tableaux. »

C’est après cette expérience que le chercheur en peinture Kandinski trouve un style qu’il ne cherchait pas: il commence à peindre de façon abstraite.

S’il est vrai que les limites de notre langage sont les limites de notre monde, nous avons du mal à décrire ce phénomène de «partir en recherche et trouver un fait que l’on ne cherchait pas». Car la langue officielle française ne connaît pas de mot pour dire ce qui se passe dans ces moments-là : est-ce simplement le hasard ? Mais déjà le chimiste Louis Pasteur disait de la découverte de Ørsted: «Souvenez-vous que, dans les sciences d'observation le hasard ne favorise que des esprits préparés…»

Il y a là bien davantage qu’un peu de chance ou les caprices de la fortune. Nos frères ennemis anglo-saxons semblent mieux paré que nous pour énoncer l'art de trouver ce que l’on ne cherchait pas. Car c’est déjà au 18e siècle qu’un écrivain anglais, en lisant le conte des trois fils du roi de Serendip, a inventé le mot serendipity, utilisé en français depuis longtemps dans quelques milieux spécialisés sous la forme séréndipité (ça n’a rien à voir avec la sérénité).
La séréndipité est précisément l'art de trouver, comme les trois fils du roi de Serendip, ce que l’on ne cherchait pas, c’est l'exploitation créative de l'imprévu, le don de faire des trouvailles.

La séréndipité est aujourd’hui défini en français comme « l'observation d'une anomalie stratégique qui n'a pas été anticipée », et le mot sert dans des domaines aussi divers que la philosophie des sciences exactes ou la théorie du management. Seulement les rédacteurs de nos dictionnaires n’ont pas encore voulu l’admettre dans les colonnes sacrées des ROBERT & compagnie...

C’est en lisant le chapitre 3 du livre du prophète Jonas que je me suis demandé si Dieu lui-même n’opérait pas ici selon le principe de la séréndipité. Car ce que le texte nous raconte est précisément «l'observation d'une anomalie qui n'a pas été anticipée», un cas classique de séréndipité.

Le point de départ est la colère de Dieu face au mal que la «grande ville» de Ninive a fait et dont le bruit est monté jusqu'à lui. Sachez que, dans la Bible hébraïque, quand on parle d’une «grande ville», c’est comme si nous parlions de la place Pigalle etc : c’est le surnom de toute sorte de débauches, d’orgies et de vices dont je n’ose même pas prononcer les noms devant notre sainte assemblée...

Donc, ce Dieu en colère de l’Ancien Testament que les Chrétiens ont tant aimé stigmatiser, fait proclamer à travers le prophète Jonas - lequel il a fallu d’abord péniblement convaincre de l’utilité de sa mission : «Encore quarante jours, et Ninive est détruite !»

Dieu, ce chercheur d’hommes qui seraient capables de vivre à la hauteur de son projet d’humanité, Dieu part en recherche... pour trouver un fait humain qu’il ne cherchait pas, selon le texte:
«Les gens de Ninive mirent leur foi en Dieu ; ils proclamèrent un jeûne et se revêtirent d'un sac, depuis le plus grand jusqu'au plus petit d'entre eux (…) Dieu vit qu'ils agissaient ainsi et qu'ils revenaient de leur voie mauvaise. Alors Dieu renonça au mal qu'il avait parlé de leur faire ; il ne le fit pas.»

Alors là, Dieu a du se sentir comme plus tard Hans Christian Ørsted, Marie Curie, Wassily Kandinski et tant d’autres: le jêune, ça va encore, mais quand même les jeunes acceptent de s’habiller d’un simple sac, l’heure est grave (et cela restera le rêve de tous les parents contraints à sponsoriser NAF NAF, NIKE etc…).


La recherche initiale de Dieu à remettre de l’ordre est renversée par une réaction inattendue, et il s’agit maintenant pour Dieu d’exploiter de façon créative cet imprévu, d’assumer ce don divin de faire des trouvailles. Dieu, en cherchant des représailles, invente la grâce… Même si la séréndipité n’est pas dans le ROBERT, nous pouvons affirmer que quelque part elle est dans la Bible !

Mais la séréndipité n’est pas seulement du côté de Dieu dans notre texte.

Les gens de Ninive eux aussi sont d’une certaine façon à la recherche d’une vie humaine, une vie portée par quelque chose qui fait sens. Dans cette recherche, intervient d’un seul coup - sous la forme de l’annonce de Jonas - une certitude renversante : Le temps de la vie est compté, la mort n’est pas un conte.

Nous imaginons ce que cette trouvaille, pour chacun, «d’invoquer Dieu avec force, de revenir de la voie mauvaise et de la violence de ses mains», a dû coûter. Et je n’envie pas les gens de Ninive pour le tout petit espoir qui leur restait: «Qui sait si Dieu ne reviendra pas, s'il ne renoncera pas, s'il ne reviendra pas de sa colère ardente, pour que nous ne disparaissions pas ?»

Je suis plutôt reconnaissant que nous ne subissons plus de la même façon un peu brute la divine séréndipité. Car depuis les temps bibliques, Dieu lui-même, me semble-t-il, a appris à utiliser au mieux de l’humanité la séréndipité. Pensez seulement à Jésus de Nazareth: venu pour renouveler auprès du peuple juif l’annonce de l’amour de Dieu, il est devenu la figure messianique d’une religion qui se veut la fin de la religion. Pour le dire avec l’expression d’Alfred Loisy (que celui-ci voulait tout à fait positive): «Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue». Et avec Olivier Messiaen, on dirait même que Dieu a fait apparaître ainsi un bout de l’église éternelle...
Si cela n’apporte pas la preuve que Dieu pratique la séréndipité !

Comme c’est aujourd’hui le cas de la recherche de pointe dans différents domaines, la séréndipité ne se planifie pas, mais elle se développe là ou elle bénéficie de circonstances favorables. Dans la recherche scientifique, ces circonstances sont certes liés à des équipements de laboratoires et des bibliothèques, mais aussi à une bonne formation généraliste des chercheurs.

C’est pour cette raison que notre système éducatif devrait en effet mettre plus en valeur la bonne formation initiale et générale des futurs chercheurs, pour un parcours scolaire qui n’est pas un apprentissage rapide de quelques manipulations, mais qui laisse la place pour apprendre à apprendre.

Dans la vie chrétienne, dans notre vie d’hommes et de femmes chercheurs d’une vie à la hauteur du projet d’humanité de Dieu, nous pouvons aussi développer des circonstances favorables pour la divine séréndipité. Nous pouvons, en connaissance de cause, explorer les différents lieux et traditions d’Eglise qui nous sont bénéfiques, en particulier par notre proximité d’avec les autres églises du centre-ville. Et qu’est-ce qui nous empêche de participer à telle ou telle activité dans une autre paroisse que celle où nous avons nos habitudes, si cela contribue à trouver Celui que l’on ne cherchait plus, par manque d’espoir ou par frustration religieuse ?

Par notre recherche aussi, nous contribuons ainsi à l’apparition de l’église éternelle. Dieu, cet éternel chercheur d’hommes, nous prépare le terrain dans sa divine séréndipité. AMEN.