dimanche 17 mars 2013

Le homard et les acquis de la foi

- Genèse, chap. 22, vv. 1 à 15
 -

Le danger de la religion, c'est de s'attacher aux acquis, à l'héritage et à l'idée d'un "bénéfice" dans la foi. La chasse gardée de notre religion peut ainsi faire obstacle à la rencontre avec le Dieu vivant. 


Le danger inhérent à toute religion est laconiquement résumé dans la parabole du homard (qui n'est pas vraiment biblique, rassurez-vous ; elle nous vient plutôt de la cuisine méditerranéenne) :

On place le homard dans une casserole d'eau froide sur une cuisinière: il est content. On élève progressivement la température : il est heureux que l'eau se réchauffe. On élève la température jusqu'à ébullition : le homard est engourdi puis cuit, sans s'en rendre compte. —

(Je m'excuse si vous venez de perdre l'appétit. D'ailleurs, je vous préviens : ce n'est pas la bonne recette pour faire cuire du homard) —
On a ainsi accusé la religion de « conditionnement » : Au plan individuel, le fidèle ne pourrait pas percevoir les aspects négatifs de la religion. Il serait comme un homard qui est cuit vivant.

Ce sont seulement les « déconvertis », ceux qui après avoir pris leurs distances, une fois sortis de la casserole des prêches chauds, pourraient ressentir les dangers de « la religion » pour l'individu : étouffement, haine des plaisirs, aliénation, soumission aveugle, résignation, léthargie intellectuelle…

Au niveau collectif, ce serait plus simple : il n'y aurait qu'à regarder autour de soi et dans les livres d'histoire : guerres de religion, inquisition, fanatisme, intolérance, misogynie, frein au progrès, confiscation du pouvoir politique…

Les apôtres anti-religieux, qui ne manquent pas dans notre pays et dont beaucoup sont, il est vrai, sortis mi-cuits de la casserole d'un catholicisme d'état à l'ancienne et sans amour, nous expliquent que le fond du problème — le feu en dessous de la casserole, le danger initial de toute religion monothéiste — serait sa conception d'un Dieu unique et inique, qui porterait en elle le germe de l'intolérance.

(Et si à cela se rajoutent d'autres idéologies, qui ne sont pourtant pas propres à la religion, ils ne feraient qu'accroître le caractère dangereux de la religion : un peuple élu sur un territoire réservé ; la conviction absolue d'une mission universelle qui conduit à évangéliser ceux qui n'ont rien demandé ; les États religieux, etc.)

La foi en un Dieu unique serait donc le danger principal de la religion - entendez bien, de notre religion aussi : cette foi nous ferait faire n'importe quoi au nom de Dieu, disent les apôtres de l'anti-religion.

Même si je continue à croire et voir, autour de moi — dans notre pays qui, après tout, n'est pas très « religieux » — qu'on n'a nullement besoin d'un Dieu unique pour faire n'importe quoi, et que la sacrée tolérance républicaine se confond aujourd'hui avec un je-m'en-foutisme des plus banals ; malgré aussi le caractère anachronique de cette critique qui semble toujours vouloir réduire toutes les religions et églises à un seul « phénomène religieux », une sorte de cuisinière unique sur laquelle seraient posées des casseroles de marques différentes ; malgré les généralisations réchauffées à la Michel Onfray qui se nourrissent davantage de plates frustrations que d'une connaissance approfondie ; malgré tout cela, je reconnais, nous pouvons reconnaître que « la religion », comme toute affaire humaine, est loin d'être sans dangers.

Reconnaître cela commence justement par accepter la perspective humaniste qui est aussi, historiquement, la nôtre, celle du protestantisme : en religion, il s'agit au bout du compte d'une affaire humaine. La devise protestante « À Dieu seul la gloire » signifie dans sa radicalité que même dans la pratique religieuse, rien n'est sacré, divin ou absolu... en dehors de Dieu.

Mais c'est là encore que l'anathème des apôtres de l'antireligion nous frappe : ce Dieu saint et unique, il nous ferait donc bien faire n'importe quoi…

Notre lecture biblique de ce matin apparaît dans un premier temps comme étant la parfaite illustration de ce danger que représente "la religion" d'un Dieu unique.

Abraham, le modèle du fidèle, le père des croyants, accepte cette épreuve abominable que de sacrifier son enfant unique, parce que le Dieu unique le lui demande.

Y a-t-il une preuve plus frappante que le syndrome du homard existe ? Abraham le homard, qui a tout quitté sur une promesse de descendance, qui a sauté pour ainsi dire par soi-même dans la casserole, qui a attendu longuement et pour qui son fils est une sorte de preuve vivante de l'amour de Dieu - il accepte de mettre cet enfant, l'accomplissement de cette promesse, de la bénédiction et de l'amour de Dieu, sur un autel pour le sacrifier en holocauste.

Ce texte semble voler au secours de tous ceux qui nous encouragent à laisser tomber "la religion", vu les dégâts qu'elle est capable de produire. Et nous devrions pas trop rapidement chercher des excuses faciles à Abraham, en disant p.ex. qu'il savait d'avance que Dieu n'allait pas aller jusqu'au bout - si ce récit doit être lu comme une mise en scène, il est encore plus cruel, surtout pour Isaac !

Il me semble que le premier malentendu vient du fait que nous lisons la Bible comme si elle voulait nous raconter l'histoire à imiter d'un personnage historique de l'Ancien Orient, un certain "Abraham". Or, je vous le rappelle, quand la Bible parle d'Abraham, c'est pour parler… de toi, de nous ! La Bible, dans notre lecture, parle au présent, pas d'un passé. Ce n'est donc pas la peine d'expliquer la psychologie d'Abraham ou d'Isaac ; ce à quoi ce texte nous invite, c'est de mieux nous connaître nous-mêmes, à travers la connaissance du Dieu unique.

Afin que ce récit commence à nous parler autrement, je propose donc une petite astuce. Pour une fois, nous allons traduire le texte français en verlan pour mieux le comprendre ! Ainsi, le nom du personnage Isaac devient "acquis".

Dieu dit : Prends ton fils, je te prie, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t'en au pays de Moriya et là, offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je t'indiquerai.

(Je traduis) Dieu te dit, oui à toi, ce matin : Prends tes acquis, je te prie, ton héritage religieux, tes attributions pieuses, ton bénéfice dans la foi, ta chasse gardée, ton exclusivisme, tes préférences et privilèges, prends tout ce que tu aimes dans ta religion ; va-t'en au pays de Moriya et là, offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je t'indiquerai !

Cette "traduction" n’est nullement une défiguration du texte. Pour Abraham, Isaac, ce fils unique, c'est en effet un acquis de la rencontre avec Dieu, c'est son héritage, son attribution acquise par la fréquentation du Dieu qui l'appelé, son bénéfice dans la foi; et entre les lignes, le texte nous le dit : Isaac, que Abraham "aime", c'est maintenant sa "chasse gardée", son droit exclusif d'aimer, sa préférence et son privilège.

Ce récit que l'on appelle en hébreu l'Akédah, ou le sacrifice (pas seulement "la ligature" !) d'Isaac, a évidemment connu beaucoup d'interprétations. Les historiens nous disent qu'il s'agit là d'une sorte de bannissement des sacrifices humains ; les exégètes expliquent que le premier "dieu" de ce texte, celui qui commande l'épreuve, n'est littéralement pas le même que le "Seigneur", celui qui sauve Isaac.

Dans le judaïsme, on regarde ce "sacrifice de Its’hak" comme le summum de la dévotion envers Dieu. Chaque matin, avant la prière, les juifs orthodoxes lisent le récit de l'Akédah et terminent en disant :
« Maître de l’univers! Tout comme Avraham, notre père, supprima sa compassion pour son fils unique pour faire Ta volonté d’un cœur entier, que Ta compassion supprime Ta colère contre nous et que Ta Miséricorde l’emporte sur Tes attributs de stricte justice ».

Je trouve que ces approches-là et beaucoup d'autres ne tiennent pas suffisamment compte de l'intention théologique du texte. Je me répète : nous ne lisons pas la Bible parce qu'elle nous raconte l'histoire à imiter d'un personnage ancien, mais parce qu'elle nous permet de parler de la rencontre libre avec le Dieu unique, aujourd'hui.

Donc, je comprends que le fidèle Abraham aime son fils Isaac, non pas dans la liberté qui est disponibilité, mais comme l'acquis de la rencontre avec Dieu, son bénéfice dans la foi. Or, ce Dieu unique - et c'est peut-être une surprise pour les apôtres de l'anti-religion - ne supporte pas que l'homme soit lié, comme Isaac est lié sur l'autel de Moriya. On dirait qu'Abraham devient libre, dé-lié, dès qu'il a ligoté, lié Isaac sur l'autel, dès qu'il s'est donc délié de ses acquis religieux. Il redevient libre pour la rencontre du Dieu unique.

Et si c'était pour nous inviter à cette nouvelle liberté d'Abraham que la Genèse nous raconte cette histoire ? Si elle nous disait, aujourd'hui : Prends tes acquis, prends ton héritage religieux, tes attributions pieuses, ton bénéfice dans la foi, ta chasse gardée, ton exclusivisme, tes préférences et privilèges, et offre-les pour redevenir libre et disponible pour la rencontre avec le Dieu vivant ?

Le vrai danger de la religion, ce serait donc que nous nous attachions à ces acquis, à cet héritage et l'idée d'un "bénéfice" dans la foi. La chasse gardée de notre religion peut ainsi faire obstacle à la rencontre avec le Dieu vivant ; c'est de ce danger religieux que le texte de Genèse 22 nous prévient.

En tant qu'homards qui aiment pourtant leur église et ceux qui s’y retrouvent en liberté, nous pouvons donc retenir une chose : dans toute religion, il est bon de brûler de temps en temps les vieilles casseroles, de changer d'habitudes, de style de piété, de la façon de parler et de prier, de pasteur, de traduction de la Bible, de livre de chant et que sais-je encore, afin de redevenir disponible pour la rencontre et la bénédiction de l'unique Dieu vivant ! Amen.