dimanche 3 mars 2013

La vie surprenante d'un type sans surprises

Luc 15, vv. 1-3 et 11-32

Si la vie chrétienne attire encore, c’est parce qu’elle serait faite d’une série incessante de surprises et d’étonnements, l’un plus mérveilleux que l’autre, pensent un tout cas certains. Car si elle ne dépasse pas la vie «normale», à quoi servirait la vie chrétienne sinon ?



Ce qui est vrai, c’est que l’être humain a besoin de surprendre et d’être surpris pour exister. Ainsi, vous avez sans doute maintes fois expérimenté cette situation des plus décisives pour l'expression de votre personnalité surprenante : le choix de votre sonnerie de téléphone portable.

Car pour montrer quel type d'individu vous êtes, votre sonnerie de portable remplace une présentation complète. Le pire, évidemment, c'est quand ça sonne dans le bus, où tout le monde comprend alors tout de suite qui vous êtes… ou même ici à l'Église !

Tenez par exemple celle-là : (sonnerie numérique) C'est à l'évidence la sonnerie d'un fan d'informatique, blindé de tous les sons électroniques.

Ou bien celle-là : (sonnerie timba) Quand un téléphone sonne ainsi, vous savez que vous êtes en face d'un danseur à claquettes au moins mental, un type qui vit le rythme.

Vous voulez peut-être savoir celle que je préfère là-dedans? Et bien, la voici : (sonnerie téléphone rétro). Qu'est-ce que ça vous dit sur ma personnalité cachée? Peut-être que je préfère justement la cacher… ou bien, que je suis plutôt un type sans surprises.

Un type sans surprises, c'est probablement ce profil que personne ne souhaite au plus profond de lui-même pour désigner sa propre individualité. Car notre vie se singularise par quelque chose qui nous est particulier, une histoire, un talent, un bien… même si nous voulons quand même instinctivement, avec notre particularité, appartenir à la classe des gens "normaux", à ce que certains se plaisent à appeler "le corps français traditionnel"...

Il est vrai qu'il n'est pas facile d'être un type sans surprise dans notre société, avide de signes distinctifs, d'histoires un peu scandaleuses (ou même vraiment scandaleuses), de grosses bagnoles pour montrer qui on est, etc.

J'imagine alors que vous êtes, en lisant la "parabole du fils prodigue", fasciné par la personnalité de ce garçon qui aurait sans doute choisi une sonnerie de portable hard rock (s'il y avait eu des portables à son époque, et du hard rock) : un type qui sort du sort des communs, dont la biographie spirituelle surprend et étonne encore, qui n'est pas du commun des mortels, un Monsieur Pas-comme-tout-le-monde…

L'histoire surprenante du fils prodigue a en effet tout pour fasciner : le courage de la révolte, l'argent qui coule à flots, les hobbies un peu croustilleux, la chute spectaculaire, le prince des dollars déchu qui fait paître des cochons, la repentance qui aurait mérité un direct à la télé, le retour et l'accueil sans condition par le père.

Or, le type sans surprises que je suis avec ma sonnerie de portable banale, je vous avoue que ce fils prodigue me sort un peu par les oreilles. Je me demande : suis-je vraiment obligé à m'identifier avec ce type baroque ? Ou est-ce que ce n'est pas plutôt son frère, celui qui reste avec son père pour travailler, que j'admire ? Ne vaut-il alors pas l'essai de raconter cette histoire dans la perspective du frère aîné ? La perspective donc d'un type "sans surprises" ?


Car certes, Dieu se réjouit quand les gros pécheurs reviennent vers lui ; mais pour les autres, c'est tout aussi compliqué.

La parabole des deux frères (comme il faudrait l'appeler plus judicieusement) ne tait pas l'histoire du frère aîné, contrairement à ce que nous en retenons habituellement. L'histoire du frère aîné est en effet celle d'un type sans surprises (qui aurait peut-être choisi une sonnerie de portable semblable à la mienne). Et ce type sans surprises correspond, d'une certaine façon, à la spiritualité protestante telle qu'elle ressort de la Réforme : pas de grandes façons, pas d'accélérations dramatiques dans la vie spirituelle ou dans l'année ecclésiastique, pas de mises en scène de la vie chrétienne, bref : pas de chichi. Du travail pendant six jours, du repos le septième ; et pendant cette vie normale, une lecture biblique 'durable', qui inscrit tous les évènements heureux et malheureux de la vie humaine dans la durée de Dieu.

Cette absence de surprises dans la vie protestante classique a sans doute contribué à un certain "ennui" spirituel, que les mouvements évangélique et charismatique ont su contrebalancer par l'insistance sur les histoires de conversion, comme celle du fils prodigue, qui mettent en doute toute "normalité chrétienne". Une des raisons pourquoi je ne me suis pas maintenu dans une Église évangélique est probablement le fait que je suis un type pas assez «surprenant» en ce sens.

Mais revenons au fils aîné. Il voit son frère partir avec la part d'héritage qui lui revenait, ce qui n'est pas encore très surprenant (puisque le droit prévoyait simplement que le plus jeune laissait la place à l'aîné). Lui assume donc sa part d'héritage, comme son frère assume la sienne, mais dans une situation plus fragile.

Par la façon dont il parlera de son frère (il l'appelle, devant leur père, "ton fils" !), on peut pourtant supposer que les deux frères ne se sont pas séparés en larmes.

Mais au moins, le fils aîné aime-t-il ce qu'il fait, en travaillant dans l'entreprise paternelle qui devient ainsi la sienne ? Nous ne l'apprenons qu'à demi-mot. Car au retour de son frère, en revenant de son "travail aux champs", la musique et les danses ne semblent pas réjouir l'aîné.

Au lieu de rejoindre illico la fête pour manger et danser, il s'énerve au sujet du veau qui est en train d'être mangé.
Est-il radin, ou chipoteur, ou un type qui coupe tous les cheveux en quatre ? Ou est-il simplement fatigué du travail ?

Il refuse en tous cas de participer à une fête qui doit lui paraître comme la suite du gaspillage qu'il reproche à son frère, qui "gaspille" maintenant aussi le fruit du travail de celui qui est resté avec le père.

C'est justement là que la rencontre décisive avec le père intervient. Le moment où tous les non-dits de longues années de vie commune sans union d'esprit vont enfin sortir.

Son père sort de la fête pour le supplier (!). Alors le frère aîné répond à son père: "Il y a tant d'années que je travaille pour toi comme un esclave, jamais je n'ai désobéi à tes commandements, et jamais tu ne m'as donné un chevreau pour que je fasse la fête avec mes amis! Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a dévoré ton bien avec des prostituées, pour lui tu as abattu le veau engraissé !"

Oulà ! C'est ce qu'on appelle "avoir une explication". La fête pour le retour du frère gaspilleur a enfin permis à notre "type sans surprises" de se rendre compte de ses propres rêves, et de les dire à son père.
Le manque de confiance dans ce que fait le père révèle le manque de communication qui date visiblement d'un temps étendu.


Il apparaît que le père et le fils aîné n'ont pas su maintenir une conversation sur leurs désirs les plus profonds: celle du père de voir revenir son fils cadet; celle du fils aîné de vivre en liberté, et de profiter de la vie de temps en temps. -

Je retiens déjà de cette rencontre avec le fils aîné le besoin de revoir une des idées reçues des plus indéracinables sur la vie chrétienne : l'idée que la spiritualité nous jette forcément dans un combat aussi mouvementé que celui du fils prodigue.

J'apprends qu'il y a bien une vie chrétienne d'un type "sans surprises", une vie sans grandes façons, sans grandes accélérations spirituelles, une vie religieuse sans mise en scène. Une vie aussi sans "conversion" du type éblouissant, mais qui a besoin d'une conversion et une conversation avec le Père dans la durée.

J'apprends que dans l'Église et entre les églises, les différents types de vie chrétienne doivent continuellement chercher la réconciliation, sans vouloir établir des hiérarchies trop humaines entre les "vies extraordinaires" et les vies plus "ordinaires".

J'apprends aussi que cette vie spirituelle d'un type normal souffre souvent d'un manque de communication sur ce qui pourtant doit être à son origine : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. »

Et je comprends ainsi que dans cette vie chrétienne d'un type normal, la durée ne se vit réellement que par la recherche permanente de dire ce dont on rêve, de dire en vérité ce à quoi on aspire dans la foi. Cette recherche de dialogue me protège alors des fausses silences et d'une normalité qui étouffe, car seulement à travers une conversation durable avec le père et avec les frères et sœurs, le type normal que je suis arrive à supporter, sinon à surmonter sa normalité. Amen.