dimanche 31 mars 2013

La foi dans le temps

Dimanche de Pâques
- Evangile selon Luc, chap. 24, 13 à 34 -

La recherche de foi a toujours besoin de plus de temps. Il est alors normal que la foi ne change pas forcément la vie d'un seul coup ; mais elle change lentement la conscience que nous en avons...



J'ai entendu l'histoire d'un homme qui s'appelait Henry Comstock. Ce Henry était chercheur d'or, à l'époque de la fameuse "ruée vers l'or", au milieu du 19e siècle dans l'Ouest des Etats-Unis. Henry rêvait de trouver sa propre mine. Et en effet, en cherchant sans relâche, il trouvait une petite mine ; il délimitait alors son territoire et commencait à creuser jusqu'à ce qu'il tombait sur un modeste gisement du précieux minérai. Mais il savait qu'il devait y être davantage. Il continuait à creuser et à forer le puits de mine, dans la ferme conviction qu'un jour il allait tomber sur la veine principale. Les jours et les semaines et les mois et les années passaient, et Henry continuait jusqu'au jour où quelqu'un lui proposait 11.000 dollars pour sa mine. A l'époque, c'était beaucoup d'argent. Henry se disait : C'est ça, l'or que j'attendais ! Et il vendait sa mine. Or, la personne qui lui avait acheté la mine creusait juste un tout petit plus profondément - et tombait sur la veine principale de l'or. Quelques années plus tard, l'ex-mine d'Henry Comstock avait produit 340 millions de dollars.

Je vous avoue que cette histoire me parle déjà parce que j'admire la patience d'un chercheur d'or qui devait tenir tant d'années… Dans notre culture, une telle attente semble encore plus invraisemblable. De nos jours, c'est plutôt la ruée vers le "tout, tout de suite", me semble-t-il.
Les files d’attente, les étapes franchies pas à pas… ce n'est plus au goût du jour. Nous connaissons les réactions du genre "C’est pour aujourd’hui ou pour demain ?" ; "C’est oui ou c’est non ?" ; "Soit tu le fais bien, soit tu ne le fais pas". Il faut que ça bouge, que ça vienne tout de suite. Sans quoi les portes claquent et on va chercher mieux ailleurs : un interlocuteur plus compétent, un poste plus qualifié, un partenaire de vie plus prévenant.

C'est une des grandes pathologies actuelles, nous expliquent les psychologues : l’exigence de plaisir immédiat. Ils disent -comme toujours en psychanalyse- que c'est peut-être un problème d'enfance : quand les parents satisfont systématiquement les désirs de l’enfant, il grandit dans l’idée que le monde va lui obéir. Le jour où, adulte, il rencontre son premier obstacle, c’est le drame. Et puis, cette exigence de "tout, tout de suite" peut même exprimer la crainte d’un "plus jamais rien". On brasse l’air pour se donner un instant l’illusion d’avoir comblé un manque existentiel. Puisque l’attente laisse place au vide, il faut le remplir, et vite. Prouver que l’on est le meilleur, par ses possessions, par ses réalisations. Mais quand toutes ces sensations qui s’en vont, c’est la vie qui s’en va aussi. Vouloir toujours tout tout de suite, c’est vouloir plus de vie, comme un antidote à la mort...

En lisant notre texte de l'évangéliste Luc, je suis surpris de découvrir à quel point cette "intolérance à la durée" était déjà présente dans les rangs des premiers disciples de Jésus. Car honnêtement : l'attitude des deux amis qui repartent vers Emmaüs après avoir entendu les premiers témoins de la Résurrection semble aussi relever de cette impatience d'un "tout, tout de suite". Ils disent que Jésus le Nazaréen était un prophète puissant, duquel ils avaient espéré qu'il apporterait au moins la "rédemption", sinon la solution à tous les problèmes, la réponse à toutes les questions. Mais visiblement, ça n'a pas marché… Il reste juste quelques folles dames qui se sont rendues de bon matin au tombeau et, n'ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu'elles avaient eu une vision d'anges qui le disaient vivant ! Ridicule...

Alors, c'est le retour à la case départ ; car on n'a pas de temps à perdre, c'est oui ou c’est non : La religion aussi, soit tu le fais bien, soit tu ne le fais pas.

Je suis encore plus surpris de découvrir l'actualité d'une telle intolérance à la durée, dans notre spiritualité et dans notre Eglise d'aujourd'hui. Combien de fois nous y rencontrons des réactions du genre "Alors, la foi, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?" ; "C’est oui ou c’est non ?" ; "La spiritualité, soit tu le fais bien, soit tu ne le fais pas". Quand je pense que l'Eglise réformée de France envoie aujourd'hui des missionnaires dans nos contrées pour qu'ils "produisent des résultats"… en trois ans ! On croirait que nous avons à nouveau besoin d'apprendre que croire a besoin de temps, que la reconnaissance du Ressuscité s'inscrit dans une durée dont nous ne maîtrisons ni le début ni la fin.

Notre lecture nous propose alors une leçon essentielle de la vie chrétienne : l'immédiateté n'est pas un bon moyen d'ajustement pour la foi. Le 'Je veux tout - tout de suite' ne marche pas avec Jésus. Le texte nous précise ainsi quelques conditions de la reconnaissance du Christ, en montrant comment les deux disciples ont appris le sens de la vie du Ressucité. Ainsi, nous pourrons peut-être apprendre à ajuster toujours à nouveau notre recherche de foi.

Il y a un verbe autour duquel cette histoire des deux disciples qui repartent à Emmaüs est construite : c'est le verbe grec traduit par reconnaître, qui signifie aussi savoir, percevoir, comprendre, apprendre et qui nous renvoie au domaine de la connaissance, de la reconnaissance et de la conscience. En effet, tout le suspense du récit dépend de ce que savaient les disciples et de ce qu'ils reconnaissent au fur et à mesure de la rencontre avec l'homme qui les rejoint.

Sur leur chemin de la "reconnaissance", je compte au moins 7 étapes :

1. Le temps et la distance
On peut comprendre que les deux disciples, trois jours après la fin cruelle de leur héros politico-religieux, aient besoin de prendre du temps et de mettre une bonne distance entre leur vécu immédiat et le lieu où il va falloir rédemarrer une nouvelle vie, une nouvelle espérance.

2. Le fait de pouvoir parler de ce qu'on a vécu
Le chemin d'Emmaüs, c'est précisément l'endroit où un inconnu leur permet alors de parler de ce qu'ils ont vécu, de formuler leurs attentes et leurs espoirs déçus, afin qu'ils apprennent aussi à s'écouter eux-mêmes.

3. La capacité de prendre en compte une perspective différente
On ne peut pas dire que l'inconnu est tendre avec les deux disciples. Je dirai même qu'il leur remonte passablement les bretelles en leur tirant un peu les oreilles ! Sur le chemin de la reconnaissance du Christ, il y a bien une étape où l'on doit pouvoir écouter une opinion opposée sur ce qu'on vit et sur ce qu'on croit croire, même une opinion qui est brutalement présentée ("Que vous êtes stupides…").

4. L'étude des Ecritures
On ne fait surtout pas l'impasse d'un travail avec le Livre sur le chemin de la reconnaissance du Christ. Sans l'étude constante, régulière et éclairée des Ecritures (et on parle bien sûr de la Bible hébraïque ici !), croire est une entreprise trop humaine qui se rapproche de "trucs" qu'on "présume", qu'on "s’imagine" et qu'on "suppose". L'inconnu montre bien comment la lecture de la Bible met heureusement en doute ce que nous "croyons croire une fois pour toutes".

5. L'ouverture d'esprit
Les disciples répondent à cette douche froide-chaude par une invitation : Reste avec nous ! Ils montrent leur volonté de persévérer dans le questionnement une fois ouvert, de ne pas lâcher le morceau et de battre le fer tant qu'il est chaud.

6. La clairvoyance
Mais ils gardent les pieds sur terre : ils analysent aussi leur situation (et celle de l'inconnu), ils voient que le soir approche, le jour est déjà sur son déclin. Les débats de religion ne dispensent pas de prendre en charge les autres réalités de la vie humaine.

7. Le cadre pour se connaître autrement que par les mots
C'est autour de la table que finalement le chemin de reconnaissance du Christ s'achève. On n'est pas obligé à y voir forcément un accent eucharistique, comme si toute la vie chrétienne dépendait au bout du compte du "sacrement". Il me semble plutôt que Luc nous invite ici à nous connaître, et à reconnaître le Christ autrement que par les seuls mots ; il nous invite à la reconnaissance en gestes. La Parole, ce n'est pas seulement du discours, ce sont aussi des actes et des signes, des gestes aussi simples que le partage du pain.

Vous dites peut-être : Qu'est-ce que ces disciples manquent d'intelligence et sont lent à comprendre ! Mais je trouve que ça nous fait plutût du bien : nous n'avons pas à être plus rapide qu'eux sur le chemin de la reconnaissance du Christ. Nous pouvons même découvrir une certaine lenteur spirituelle, qui fait du bien à notre époque où partout les secondes sont comptées. Dans ce parcours de conditions de la reconnaissance, aucune étape n'est inutile, chaque étape est nécessaire et contribue à la reconnaissance qui comble les disciples de joie, à la fin. Le récit ne nous autorise surtout pas à imaginer que Jésus les rattrape au départ en disant : Donnez-moi un bout de pain ! Voilà, c'est rompu, vous me reconnaissez maintenant ? ...

Sur notre chemin d'Emmaüs, nous devrions sans doute aussi accepter ces conditions de la reconnaissance du Christ pour voir notre vie dans la lumière du réssucité : prendre du temps et mettre une bonne distance entre notre vécu immédiat et le lieu où l'on va pouvoir, toujours à nouveau, rédemarrer une nouvelle vie ; trouver un lieu où l'on peut parler de ce qu'on a vécu, pour formuler nos attentes et nos espoirs déçus ; prendre en compte une perspective différente, même s'il s'agit d'écouter une opinion opposée sur ce qu'on vit et sur ce qu'on croit croire ; trouver une place pour l'étude constante, régulière et éclairée des Ecritures qui permet à la Bible de mettre heureusement en doute ce que nous "croyons croire une fois pour toutes" ; garder l'esprit ouvert pour persévérer dans le questionnement, pour ne pas lâcher le morceau et pour battre le fer tant qu'il est chaud ; ne pas oublier les autres réalités de la vie humaine ; et puis nous connaître, et reconnaître le Christ autrement que par les seuls mots, mais aussi à travers des actes, des signes, des gestes aussi simples que le partage du pain.

Heureusement, nous pouvons reprendre les étapes de ce chemin aussi souvent que nous en avons besoin. Car pour reconnaître, ils faut déjà avoir entendu ; comme nos enfants ont besoin d'entendre les choses les plus banales et les choses les plus sérieuses maintes fois, afin qu'un jour, ils puissent s'en souvenir, nous pouvons nous laisser le temps pour la reconnaissance de la foi. Cette nouvelle foi en Christ qui ne sera laors plus une simple "conviction religieuse", devient ainsi la construction patiente d'une conscience, d'une passion pour la vie : une passion, c'est quand j'aime ma vie parce que je la comprends, parce qu'elle me signifie quelque chose, parce qu'elle me fait participer à quelque chose. Cette passion de la foi découverte dans la durée me fait célébrer ma vie.

Comme la recherche d'or d'Henry Comstock nécessitait qu'il creuse juste un petit plus profondément, notre recherche de foi a toujours besoin de plus de temps. Il est alors normal que la foi ne change pas forcément votre vie d'un seul coup ; mais elle change lentement la conscience que vous en avez. Amen.