vendredi 29 mars 2013

Le silence de Dieu

Culte du Vendredi saint
- Psaumes 42 et 43 -

Le Vendredi "silencieux" est le temps pour écouter, comme dans les psaumes, le silence et l’absence de Dieu qui donnent sens à sa présence ; le Vendredi saint nous prépare à la présence de Dieu en nous rappelant son absence.



Selon une très ancienne tradition, les chrétiens ont appelé ce jour le «vendredi silencieux», der stille Freitag. L’explication courante reconnait dans ce nom simplement l’écho de l’interdiction policière de musique, de danse et de réjouissances publiques ; or la lecture biblique nous apprend qu’il est en fait question du silence de Dieu, en ce Vendredi saint. Ce vendredi nous apprend non pas à supporter le silence de Dieu, mais à le reconnaître comme un signe de sa grâce.

Les psaumes 42 et 43, formant un seul poème, nous mettent en situation pour ce Vendredi dont silence est ouvert par un cri : «Dieu de mon rocher, à quoi m’as tu oublié ? pourquoi sombre est-ce que j’irai sous le harcèlement de l’ennemi ?» (v. 10)
Cette lamentation fait résonner l’autre cri du Vendredi saint, le Psaume 22 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ?»

Dans le texte du psautier d’un des plus grands traducteurs de la Bible de notre époque, Henri Meschonnic, les respirations sont éloignés les unes des autres. Le parler du psaume est crée par ses silences.

Et ces deux psaumes dans leur ensemble expriment un éloignement qui est d’abord physique : le psalmiste ne peut plus aller à la maison de Dieu, il ne peut plus aller voir la face de Dieu, se rendre en présence de Dieu, avoir une réponse immédiate de Dieu.
Le silence de Dieu s’impose à lui. Il est à l’écart, et ce n’est pas l’exil en soi, la maladie, la prison qui lui arrachent de pareils cris, mais l’impossibilité d’où il est de revoir Dieu.

Dans nos traductions habituelles, nous lisons ces versets ‘fluidement’, comme un roman. Nous nous posons les questions habituelles du genre : Mais qu’est-ce qui a pu arriver au pauvre gars pour qu’il chiale ainsi ? Et nous nous mettons curieusement, dans notre élan de foi, dans la position de quelqu’un qui serait censé de vivre dans l’omniprésence et l’évidence de Dieu.

Ce Vendredi silencieux, déchiré par un cri, nous permet de reconnaître que la rencontre avec le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Jésus non seulement ne relève pas de l’évidence, car réellement et à juste titre, les autres nous demandent : «où est ton dieu ?» Ce jour nous propose de reconnaître que la rencontre avec le Dieu vivant ne se vit pas pas comme son omniprésence.

Ce n’est ni parce que je vais bien que Dieu est avec moi, ni parce que je vais mal que Dieu serait absent : la relation avec lui aussi se vit en rencontres. C’est par l’absence qu’apparaît le souvenir d’une présence, que je suis conscient -en pleurs et en joie- de la rencontre avec Dieu, puis de mon éloignement de cette rencontre, de la délimitation de ces rencontres et de la grâce fragile de toute véritable rencontre.

Quand nous disons ainsi : Dieu est relation, nous ne définissons pas une omniprésence permanente. Le Dieu de la rencontre se donne et se retire, pour se donner à nouveau. J’appellerai cela la finitude de Dieu, qui nous courbe l’âme, mais qui nous permet de vivre en vue de l’à-venir de Dieu.

Dans le psautier, cette réalité vécue de la rencontre avec Dieu qui se donne et se retire est devenu poésie. C’est dans le chant des ces psaumes que la finitude de nos rencontres avec Dieu est dite : la pause musicale, le rythme des paroles et des silences, les blancs dans le texte en hébreu nous apprennent à porter le silence de Dieu.

La traduction d’Henri Meschonnic a ce mérite rare et précieux que de nous faire vivre l’absence-présence de Dieu par la lecture même du texte biblique. Sa traduction fait abstraction de la grammaire française, elle est parsemée de blancs, de pauses, elle s’attache à reproduire davantage le rythme de l’hébreu qu’une signification précise des mots. Cette traduction - que l’on doit impérativement lire à haute voix ! - nous fait chanter et pleurer, elle nous fait réellement dire et vivre ce que le psalmiste dit et vit, elle nous offre une expérience qui dépasse le petit moment de notre pensée.

Mais cette expérience du Vendredi silencieux n’est pas seulement l’expérience d’une carence : le silence de Dieu n’est pas l’expérience du néant. Le silence de Dieu est ressenti, dans ce psaume, comme présence de peur, de lamentation, de douleur dans mon corps. Je sens avec le psalmiste cette dimension corporelle du silence de Dieu : «Mon âme est avide de toi Dieu, elle a soif mon âme (…) mes larmes ont été du pain.»

Dire que le Dieu de la Bible est un Dieu de la rencontre - d’une rencontre qui se vit par une présence et une absence - n’est donc pas une autre hypothèse théologique ou philosophique, mais c’est notre cri du Vendredi saint à travers le psaume : Dieu n’est pas cette présence infinie qu’imaginent les esprits illuminés, Dieu n’est pas un dieu-dont-je-dispose, mais le Dieu des sons et des silences bibliques, un Dieu qui se donne et se retire.

Le refrain qui unit les psaumes 42 et 43 apparaît comme la clé de ce poème :      
     
        Que tu es courbée mon âme et tu te lamentes sur moi
                attends après Dieu oui reconnaissance encore à lui
                pour les sauvetages par son visage

- refrain qui se transforme ensuite :

        Que tu es courbée mon âme et que tu te lamentes sur moi
                attends après Dieu oui reconnaissance encore à lui
                Pour les sauvetages par mon visage                et mon Dieu

Non seulement la finitude de Dieu courbe l’âme au point qu’elle se lamente ; non seulement la présence de Dieu est dite par l’attente, donc par son absence ; non seulement le salut vient du ‘visage’ de Dieu, de ces instants de grâce qu’aucune théorie de l’omniprésence de Dieu ne saurait résumer ; mais surtout la reconnaissance pour les «sauvetages par son visage» les transforme en «sauvetages par mon visage» - mon Dieu me donne un visage par sa présence, comme il me donne un corps pour son absence.

La rencontre avec Dieu en ce Vendredi saint est semblable au toucher. On ne peut pas sentir le toucher en permanence. (Je ne sens pas me deux doigts qui se touchent.) L’état du toucher n’est sensible qu’à travers l’acte de toucher. Quand un autre me touche, je le sens puisqu’il ne me touche pas en permanence ; il y a un espace de rencontre entre lui et moi.

Il faut aussi bien des temps d’éloignement, d’isolation, de mémoire, afin que la rencontre de Dieu puisse encore nous toucher. Il survient telle une apparition : Le Dieu de la Bible n’est pas existence, il est avènement. Il n’est pas dans l’évidence ; il est dans la rencontre qui se prépare en ressentant, dans la douleur même de la mort, l’absence de Dieu.

Le Vendredi silencieux est le temps pour écouter, comme dans ces psaumes, le silence et l’absence de Dieu qui donnent sens à sa présence ; le Vendredi saint nous prépare à la présence de Dieu en nous rappelant son absence.

La bonne nouvelle de ce Vendredi de silence, c’est que comme la musique, comme le parler ne sont audibles qu’à travers le respect des pauses, la parole de Dieu aussi n’est audible que grâce à Son Silence. AMEN.